Le badminton de l’Ananar - Alain Aurenche
Quels badistes connaissent Alain Aurenche ?
Et pourtant, cet « oublié de la chanson française » a composé et chanté « Le Badminton ». Certes c'était en 1988, mais quand même, Le Badminton ! [1].
Une ritournelle au refrain aérien qui, sur un ton badin, dénonce la frivolité d’une demoiselle issue de la bonne société anglaise traversant le siècle, indifférente aux malheurs de son temps. Une écervelée qui, sa vie durant joua au badminton. Un distrayant passe-temps, un amusement, qui maintien cette éternelle enfant (devenue femme pour terminer vieille-fille) hors de la réalité du monde, déconnectée du réel. Tel « le jolie volant qui plane dans l’azur », elle est hors-sol, insouciante. Elle s’amuse, n'a d’intérêt que pour sa passion, le volant.
En voici le refrain :
Ah ! le joli volant qui plane dans l'azur
Quoi de plus attrayant, quoi de plus distrayant
Quoi de plus amusant, quoi de plus excitant
My Good ! Quoi de plus important, c'est sûr.
« The new Game of Badminton in India », The Graphic, 25 avril 1874
Alain Aurenche était un « Type à part », un libertaire, une « Graine d’ananar », comme chantait Léo Ferré. Auteur, compositeur, interprète, il était une des figures de la chanson engagée des années 1980. Un « chanteur à texte ». Un rebelle généreux, abonné aux petites salles de concert et à la fête de l’Huma [2].
C’est donc une chanson anticolonialiste, antimilitariste, dénonçant avec un humour grinçant « l’exploitation de l’homme et l’horreur économique » [3], qu’Aurenche nous donne à écouter et méditer, .
Une chanson de combat qui, dans son premier couplet, nous rappelle la monstrueuse exploitation subie par l’Inde lorsqu’elle était sous l’emprise de l’administration Britannique, du milieu du XIXème jusqu'à son indépendance en 1947.
Tandis que les officiers et les colons britanniques, leurs dames et leurs enfants, se distrayaient en s’adonnant (notamment) au « Badminton », tandis que des serviteurs indigènes leurs servaient rafraîchissements « and a cup of tea » et que de jeunes indiens ramassaient leurs volants, The Great Britain siphonnait ce sous-continent de ses richesses. Elle le dévalisait, transférant ses ressources vers le Royaume Uni, pour « la gloire d’Albion », en opprimant et surexploitant un peuple réduit à subir de dévastatrices et criminelles famines.
En se basant sur des sources officielles britanniques, Sushovan Dhar (du Comité pour l’Abolition des Dettes Publiques) estime à plus de 85 millions le nombre d’Indiens qui ont péri lors des famines qui, de 1760 à 1943, ont régulièrement dévasté le pays. Des dénutritions assumées, voire entretenues, qui «prenaient des proportions de génocide. » [4]
En 1881, un rapport officiel de l’administration britannique préconisait avec cynisme « de ne pas intervenir pour juguler les famines : “Si on sauve les classes affamées, on risque d’augmenter considérablement leur fécondité et de les laisser mourir en masses encore plus importantes à la famine suivante” » [5]...
1er couplet :
« Son papa colonel aux lanciers du Bengale
Travaillait sabre au clair à la gloire d'Albion
Et pendant ce temps-là, à l'abri des bastions
Mademoiselle, enfant, en tenue coloniale
Sur un coin de gazon obtenu à grand-peine
En caressant du stick les sueurs indigènes
Quand venait l'heure du thé, jouait au Badminton…
Aurenche, nous rappelle que c’est à coup de trique, ici de « stick » (une cravache en bambou), que les colons « caressaient », comme il le chante ironiquement, les « sueurs indigènes », tandis que the British Indian Army, épaulée par les mythiques Lanciers du Bengale (les Bengal Lancers, un régiment de cavaliers indiens enturbannés, réputés pour leur vaillance au combat et redoutés pour leur cruauté) mataient les rebellions frontalières et maintenaient l’ordre colonial.
(Aurenche fait ici mention du « stick » comme symbole de la férule du pouvoir colonial britannique. Mais c’est plutôt le « lathi », un long bâton de bambou de 1,50 à 1,80m, une arme particulièrement brutale, que les britanniques utilisèrent pour casser les marches de protestation non-violentes en faveur de l’indépendance de l’Inde à la fin du XIXème siècle et au début du XXème siècle [6].)
On est donc, dans cette chanson, très loin, des images idylliques, offertes par les quelques photos d’époque qui illustrent et bercent les articles sur la naissance du Badminton ! [7]
Ainsi, en Inde, alors qu’une poignée de gentlemen élaboraient et publiaient les premières règles du badminton, en s’inspirant d’un jeu traditionnel Indien : le Poona (aussi appelé « Ball Badminton »), joué à 5 contre 5, par dessus un filet, avec une pelote de laine (une balle qu’ils remplacèrent par un volant – « a shuttlecock »), le gouvernement britannique spoliait et ruinait un pays [8]. Il opprimait, exténuait un peuple, réduit à un quasi esclavage, corvéable à merci.
Aussi est-il bon d'écouter Aurenche, ce va-nu-cœur, né en 1941, qui rêvait de « belles contrées rebelles » et s’amusait, « entre les caresses et les coups, […] à refaire le monde » !
Cliquez sur le titre et suivez les paroles !
« Le Badminton », Alain Aurenche, 1988
1er couplet
« Son papa colonel aux lanciers du Bengale
Travaillait sabre au clair à la gloire d'Albion
Et pendant ce temps-là, à l'abri des bastions
Mademoiselle, enfant, en tenue coloniale
Sur un coin de gazon obtenu à grand-peine
En caressant du stick les sueurs indigènes
Quand venait l'heure du thé, jouait au Badminton…
Refrain
Ah ! le joli volant qui plane dans l'azur
Quoi de plus attrayant, quoi de plus distrayant
Quoi de plus amusant, quoi de plus excitant
My Good ! Quoi de plus important, c'est sûr.
2ème couplet
Sur la vaste pelouse entourant le cottage
Se moquant bien d’Adolf, et ignorant Winston,
Alors que les V1 s’abimaient sur London
Insouciante et joyeuse, dans la fleur de son âge,
Et sous l’œil indulgent d’une nurse importée
Que l’on avait gardé, vous savez, par bonté
Mademoiselle encore jouait au Badminton
Refrain
Ah ! le joli volant…
3ème couplet
Quelques années plus tard, alanguie, nonchalante
Et conservant son teint à l’abri d’une ombrelle
Elle feuilletait sa bible en gants blancs à dentelles
Ayant su protéger sa vertu protestante
Des étalons cabrés encombrant les salons
Et des vieux lords cagneux comme des haridelles
Frétillant alors qu’elle jouait au Badminton.
[Haridelle : cheval efflanqué. Péjoratif femme sèche et maigre]
Refrain
Ah ! le joli volant…
4ème couplet
Apprenant la victoire remportée au Falkland
Papy mourut de foi et de télévision
Vieux général gâteux emportant l’illusion
Que Thatcher un beau jour irait sauver l’Irlande
Depuis Mademoiselle a toujours quelques pièces
À glisser au pasteur qui vient avec sa nièce
À qui Mademoiselle apprend le Badminton .
Refrain
Ah ! le joli volant…
(« Le Badminton », in Alain Aurenche, Chants Gnomiques, Paris, L’Harmattan, 2013, pp. 61-62)
Source des images :
- « A memsahib in her "dandy" with bearers », 1895 : « She-Merchants, Buccaners & Gentlewomen by Katie Hickman review — British women in India », The Times, 26 avril 2019.
- « Ball Badminton », Madras, 1874 : Geoff Hinder, « Early Ball Badminton and Shuttle Badminton in India », Site du National Museum Badminton.
- Alain Aurenche : pochette de l'album L'Enfant mutant, 1982. A écouter Ici.
Élément bibliographique :
Michel Trihoreau, « Alain Aurenche. Graine d'ananar », in Chorus. Les Cahiers de la chanson, n° 13, automne 1996, p. 164. Disponible Ici.
[1] Un enregistrement a été réalisé lors du récital donné, les 9-10-11 juin 1988, au T.L.P-Déjazet (75003). (Alain Aurenche – En Public au T.L.P-Déjazet, La Rose Noire, 1990).
[2] Léo Ferré : « Aurenche est au fond de moi comme une lumière de la nuit, lorsque la nuit se prépare à foncer sur quoi ? On ne sait jamais où ça finit, l’amitié, mais on sait où ça commence. Aurenche est un orage de sympathie qui vous arrache ce qui vous reste de sensible et qui s’en va vers l’Amitié farouche, des fois, et le plus souvent avec les bras tendus. Aurenche a une voix qui me fait du bien. Prenez-la, et vous verrez comment ». Voir Ici.
[3] Jean-Luc Debattice, « Préface », in Alain Aurenche, Chants Gnomiques, Paris, L’Harmattan, 2013, p. 11.
[4] Sushovan Dhar, « L’Inde et l’empire britannique », 1er octobre 2019. Publié sur le site du Comité pour l’Abolition des Dettes Publiques (CADTM). Disponible Ici.
[5] « L’Inde : de l’exploitation coloniale au développement dans l'inégalité », Cercle Léon Trotsky, n° 120. A consulter Ici.
[6] Abhaya Srivastava, « En Inde, une arme héritée de l’époque coloniale refait surface », Le Devoir, Canada, 30 décembre 2019. Article disponible Ici.
[7] Voir, par exemple, les illustrations agrémentant le texte de Geoff Hinder, « Early Ball Badminton and Shuttle Badminton in India ». Disponible Ici.
[8] « Lorsque les Anglais y ont débarqué, l’Inde représentait 23 % de l’économie mondiale, alors qu’à leur départ, elle représentait moins de 4 %. Pourquoi ? Parce que l’Inde avait été gouvernée dans l’intérêt du Royaume-Uni, dont l’expansion a été financée par son exploitation de l’Inde . » Article disponible Ici.