Jouer au volant avec le Praxinoscope !
Cette bande de 12 dessins consécutifs décomposant le geste cyclique d’un passe-temps bien connu des petites filles du XIXème siècle, consistant à maintenir en l’air un volant avec une raquette, a été réalisée en 1876 par Charles-Émile Reynaud pour être insérée dans le Praxinoscope, un jouet «scientifique et amusant » de son invention (voir plus loin). Cette série figure à l'identique dans le Roul’Scope, une imitation du Praxinoscope-jouet, de dimension plus réduite, spécialement conçu par Reynaud pour les enfants (voir ci-dessous).
Émile Reynaud n'aura de cesse d'améliorer son Praxinoscope, le déclinant en diverses versions toujours plus performantes, jusqu’à proposer de véritables projections de « dessins en mouvement » sur grand écran, des séances de « cinéma » qui, à la fin du siècle, enchantèrent des milliers de visiteurs du Musée Grévin (Paris).
« Le Roul'scope - Jouet scientifique et amusant », imitation du Praxinoscope-jouet fabriquée entre 1880 et 1900
Parmi les bandes figurant sur ce cliché, figure « Le Jeu du Volant »
Source de l'image : Jouets anciens, « Le Roul'scope-Praxinoscope »
Roul’scope et Praxinoscopes s’apparentent à un manège à images. Dans une sorte de tourniquet sont insérées des bandes amovibles de papier chromolithographiées décomposant un mouvement simple. Faites tourner le manège et comme par enchantement les dessins s’animent. C’est alors parti pour plusieurs petits tours d’hypnotique féérie !
Il s’agissait de se laisser envoûter par la fascinante répétition, quasi obsessionnelle, d’un mouvement simple, « charmant » et familier.
Ces « jouets d’optique » qui donnent l’illusion du mouvement, récréent de la vie, ont été imaginés et construits en 1876 par Charles-Émile Reynaud (1844-1918), un auvergnat physicien, professeur de mécanique aux Écoles industrielles du Puy.
Si le Praxinoscope qui combine les mots grecs praxis (action) et skopos (qui observe, qui examine), était mis en mouvement grâce à une manivelle, un ressort, puis un ressort électrique, le Roul’scope, plus rudimentaire, l’était en faisant tourner (« rouler ») le tambour avec les doigts.
Le Praxinoscope est un perfectionnement, une «heureuse modification » (Georges Potonniée), du Phénakistiscope (1832)[1] puis du Fantascope (1833) et du Zootrope (appelé en Angleterre Wheel of life – Roue de vie), successivement confectionnés par le physicien belge Joseph Plateau [2]. Des jouets optiques à fentes, où l’animation ne pouvait être vue qu’en fermant un œil et en regardant au travers de minces encoches les figurines qui défilaient, soit sur un disque (Fantascope), soit sur des bandes de papier interchangeables (Zootrope), disposées dans un tambour.
Les personnages et les animaux dont les mouvements étaient ainsi reconstitués (cheval de cirque sautant à travers un cerceau, vol d’un oiseau, etc.) apparaissaient tels des fantômes… Ces « images de la vie » relevaient de la fantasmagorie, étymologiquement « art de faire parler les fantômes en public », en l’occurrence ici de les faire se mouvoir.
« Fantascope [ou phénakistiscope] de Plateau», illustration in Albert Turpain,
Conférences scientifiques. Cinquième fascicule : Le Cinématographe,
Paris, Gauthier-Villars et Cie, 1924, p. 9.
Phénakistiscope : Boxeurs tels qu'ils apparaissent pour un spectateur regardant le miroir.
Le Zootrope de Plateau, illustration parue dans La Jeunesse Illustrée, 27 janvier 1907, p. 3.
Praxinoscope simple de Reynaud
Dans le Praxinoscope, point de fente, mais un tambour central constitué de douze petits miroirs dans lesquels les images se reflètent tour à tour (voir description encadrée). Dès lors, l’animation pouvait s’observer « sans désagrément notable par les deux yeux à la fois », mais aussi avec une bien meilleure netteté et une plus grande luminosité.
« Le Praxinoscope. Animant les dessins sans en diminuer ni l’éclat ni la netteté »
« Comme dans le zootrope, [la] bande interchangeable est disposée à l’intérieur d’un tambour qui tourne autour d’un axe servant accessoirement de pied. Mais dans le praxinoscope, Émile Reynaud a ajouté à l’intérieur du tambour un cylindre à facettes sur lequel sont disposés douze petits miroirs. Cette “cage de miroirs” tourne en même temps que le tambour et la bande à animer. Chacun des miroirs reflète l’un des douze dessins de la bande (celui qui lui fait face). On a l'impression de vraiment voir un dessin s’animer sans que l’on ait à regarder à travers d’étroites fentes qui obscurcissent la vision. Ces miroirs permettaient d’avoir une netteté, une clarté et une luminosité des images jamais obtenues auparavant. Un autre avantage était qu’on pouvait regarder ce petit spectacle à plusieurs. » (Source : Le labo des images) |
Cet agréable passe-temps, « convenant surtout aux jeunes gens et aux fillettes qu’il charme et captive par le naturel et la variété de ses sujets animés » (p. 39), rassemblait enfants et adultes, autour d’une table ou d’un guéridon, pour assister à la magie de l’animation.
Reynaud équipera rapidement le praxinoscope d’une bougie centrale et d’un abat-jour pour permettre de l’éclairer le soir venu et de passer ainsi une « réjouissante » soirée ! D’autant que les enfants qui « ne se lasseront pas de les regarder » ne dérangeront plus leurs parents : « Quelle joie pour les chers petits et quelle bonne tranquillité pour les causeries des parents et des invités dans le salon familial ! » [3]
« Praxinoscope de Reynaud », illustration in Albert Turpain,
Conférences scientifiques. Cinquième fascicule : Le Cinématographe,
Paris, Gauthier-Villars et Cie, 1924, p. 12.
Praxinoscope Simple, à partir de 1878 - © La Cinémathèque Française
Jouer au volant !
Dans un prospectus Reynaud spécifiait « le but spécial » de son invention : « produire l’illusion du mouvement à l’aide de dessins figurant les phases successives d’une action » (p. 41) « On y voit [ainsi] des animaux familiers aussi habiles aux tours d’adresse et à la science amusante que ceux des cirques renommés ; puis des acrobates, des gymnastes et des jeux de belles fillettes et gentils garçons » [4], comme le Jeu des Grâces, les Bulles de savon, La Balançoire, le Jeu de corde, ou celui du Volant !
[5] (Pour que l’illusion soit parfaite, les personnages étaient alors imprimés sur une bande noire)
« Le Jeu du volant » est ainsi l’une des trente bandes chromolithographiques minutieusement dessinées par Émile Reynaud. La n° 12 du praxinoscope-jouet et la n° 17 du « Praxinoscope théâtre », qui surimpressionnait les images au reflet d’un décor chromolithographié sur du carton. « Ainsi l’acte représenté sembl[ait] s’accomplir dans son milieu habituel. »Abat-jour et bandes, l’une sur fond blanc, la seconde sur fond noir
© Pascal Bernon (collectionneur)
Le jeu du volant était projeté sur un paysage de square ou de jardin public (voir ci-dessous), un espace calme et entretenu, propice aux jeux innocents des enfants-sages, sous la surveillance de leur maman ou de leur gouvernante.
« Paysage », décors pour le Praxinoscope-théâtre
chromolithographie sur carton rigide, réalisée par Émile Reynaud
Praxinoscope à Projection
Reynaud mettra au point, en 1880, un «Praxinoscope à Projection », couplant son Praxinoscope-théâtre avec une lanterne de projection (ou lampascope). Comme l’observe Dominique Auzel, le spectacle « sort » de sa boîte et « exerce sa magie sur un écran devant des spectateurs émerveillés. Désormais, il devient coutumier dans beaucoup de familles, après le diner », d’installer un praxinoscope à projection, d’étendre un drap au mur et « toute la famille fascinée regarde, sur l’écran familial, une scène de vues animées » [6].
Le Praxinoscope à projection peut être considéré comme l’ancêtre du projecteur de cinéma (ou projecteur cinématographique) !
Théâtre optique
En 1888, Reynaud verra encore plus grand en s’attelant à la fabrication d’un « Théâtre optique ». Une extraordinaire mécanique projetant à un public enchanté des scènes animées comiques, non répétitives, d’une durée annoncée comme « indéfinie ». Soit des courts-métrages avant l’heure.
Une « bande flexible de longueur indéfinie portant une série de poses successives [dessinées à la main], se déroulait et s’enroulait sur un dévidoir » [7]. La bande entraînée par des perforations (une technique qui fera, par la suite, la gloire des Frères Lumière), passait ainsi d’une bobine pleine à une bobine réceptrice.
Par ailleurs, « chaque scène était accompagnée d’une partition musicale. Un contacteur électrique déclenché par la bande réalisait le synchronisme des bruits. » [8]
Projection de la pantomime « Pauvre Pierrot », illustration de l’article de Gaston Tissendier,
« Le théâtre Optique de M. Reynaud », paru dans La Nature, n° 999, 23 juillet 1892, p. 128.
Une des bandes (intitulée « Autour d’un cabine » (voir ci-dessous), comportait 636 poses, pour une longueur de 45 mètres et sa projection durait une quinzaine de minutes. Un temps qui pouvait être rallongé par Reynaud qui assurait toutes les projections et s’amusait « suivant les réactions du public à répéter certains passages, tel un acteur qui répète un effet comique. Il suffisait d’inverser le sens de rotation de la bande pour qu’un personnage évolue à reculons ou qu’un plongeur ressorte de l’eau par magie » [9].
Durant huit ans, de 1892 à 1900, plusieurs séances de Théâtre optique, baptisées « Pantomimes lumineuses » furent présentées quotidiennement (7 jours sur 7), dans la salle du cabinet fantastique du Musée Grévin. Reynaud donna quelques 12 800 représentations, captivant plus de cinq cent mille spectateurs cumulés.
Seulement deux bandes de ces tout premiers « dessins-animés » ont pu être restaurées (les autres ayant été détruites par Reynaud) : Pauvre Pierrot et Autour d’une cabine.
Jouet d’optique, jouet scientifique, « à la fois instructif et récréatif »
Reynaud a conçu son praxinoscope à la fois pour distraire, mais aussi pour instruire en vulgarisant « simplement des choses très complexes » tout en s’amusant en famille. Stimuler la curiosité, être intrigués par le pourquoi de ces « images mouvementées » et sensibilisés aux secrets de cette illusion de vie, notamment aux « effets résultant de la persistance de l’impression lumineuse sur la rétine » (p. 40) et aux jeux de miroirs réfléchissants.
L’illusion du mouvement s’explique par la « légère trace fugace que laisse la vision d’une image sur notre rétine », sans cette « persistance des images sur la rétine […]il n’y aurait pas de cinéma possible. [Ainsi]chaque petite figure bénéficie des 19 autres » [10].
Breveté en 1877, le praxinoscope-jouet obtiendra une « mention honorable » à l'Exposition universelle de Paris de 1878 et sera l’un des jouets qui attirera le plus de curieux.
Reynaud en concevra des modèles réduits (et moins chers), tout spécialement pour les enfants, « plus petits, plus solides et livrés avec des bandes où ne figurent que des scènes enfantines » [11]. De ces « praxinoscopes-miniatures » ne subsistent que quelques très rares pièces. En effet, « très peu, note Dominique Auzel, ont réchappé des mains des enfants, auxquels ils étaient destinés » [12].
Les praxinoscopes-jouets de Reynaud connaissent, dans un premier temps, un beau succès commercial. Pour les fêtes de Noël ces « joujous extraordinaires », qui émerveillent autant les petits que les adultes « qui n’ont pas perdu leur cœur d’enfant » [13], s’arrachent aussi bien dans les grands magasins parisiens qu’en province. Reynaud les assemble, les règle et les empaquète, avec sa femme et ses enfants, au 3 ème étage de son appartement, transformé en gigantesque atelier.
Malgré tous ses efforts et les diverses déclinaisons du praxinoscope, au tournant du XXème siècle, Reynaud se fera dépasser et éclipser par les frères Lumière qui développent le cinématographe. Les ventes du praxinoscope, comme de toutes ses autres dérivés, désormais obsolètes, voire ringards, s’effondreront. Quelques années avant sa mort, de fabuleux inventeur, ruiné et désespéré, jettera de nuit, dans la Seine, « paquets par paquets tous ses films ». Il détruira l’ensemble de ses notes, vendra « au poids du métal ses appareils, [et brisera] à coups de marteau son Théâtre Optique » [14] (les seuls exemplaires aujourd'hui exposés n’en sont que des reproductions).
Ce génial et infatigable inventeur, incontestable « précurseur du dessin animé », mourra, en 1918, misérable, à l’hospice des Incurables d’Ivry-sur-Seine.
Bibliographie :
- Dominique Auzel, Émile Reynaud et l’image s’anima, Paris, Éditions du May, 1992.
- « Jouets d’optique : Le zootrope »
- « Jouets d’optique : le phénakistiscope »
- « Jouets d’optique : Le Roul’scope-Praxinoscope »
- « L’invention du cinéma – 6 Praxinoscope »
- Site de l’association « Les Amis d’Emile Reynaud »
[1] Du grec phenaxakizein, « tromper », et skopein, « examiner, observer ».
[2] Selon d’autres sources, le Zootrope aurait été mis au point en 1834 par le mathématiciens britannique William George Horner.
[3] « Le Praxinoscope », La Revue des Nouveautés, janvier 1896, p.9.
[4] Ibidem.
[5] Pierre Hyacinthe Fourtier, Les Tableaux de projections mouvementés, Paris, Gauthier-Villars et Fils, 1893, p. 68.
[6] Dominique Auzel, Émile Reynaud et l’image s’anima, Paris, Éditions du May, 1992, p. 43.
[7] Dominique Auzel, op.cit, p. 48.
[8
[9] Dominique Auzel, op. cit., p. 60.
[10] Dominique Auzel, op. cit., pp. 16-17.
[11] Dominique Auzel, op. cit., p. 26.
[12] Dominique Auzel, op. cit., p. 45.
[13] Dominique Auzel, op. cit., p. 26.
Cf. également Charles Baudelaire, « La Morale du joujou ».
[14] Jacques Brunius, « Les obscurs et les Lumières », in La Bête Noire : artistique et littéraire, 1er décembre 1935, p. 6.