Jeu du volant et Politique
La politique, où porte-paroles et ténors de blocs opposés s’affrontent, cherchant à imposer leurs idées face à des adversaires qui contre-argumentent en tentant de faire preuve d’habileté, a été au XIXème et jusque dans les années 1950 associé à un «jeu de raquette». Un combat où le «volant de la politique» s’échange comme au «jeu du volant», entre partis arc-boutés sur des positions antagonistes.
Raquettes politiques
La formule «raquette politique» revient dans de nombreux articles, pour notamment dénoncer une opposition systématique et infructueuse, ne donnant à voir qu’un «triste jeu de raquette, d’équivoques et de juste-milieu», comme le qualifiait, en 1854, Le Pays. Journal de l’Empire, chroniquant la parution d’un ouvrage consacré à la Ligue catholique sous les Bourbons [1] .
L’expression est, également, employée en 1882 par le journal Le Radical pour ironiser sur les partis se gobergeant d’être le «grand parti de la liberté» et qui, une fois au pouvoir, sont dans l’incapacité de promulguer une quelconque mesure, ou réforme, «incontestablement libérale». Ces «exploiteurs de la guitare de la liberté» se défont alors d’un instrument promptement récupéré par les groupes adverses qui, à leur tour, s'habillent en musiciens, et «la guitare vole [ainsi] de raquette en raquette politique» [2].
En 1891, le quotidien La Cocarde se penche sur l’abstentionnisme qu’il lie au désintérêt d’électeurs, désillusionnés par les escobarderies politiques : «Les électeurs comprennent enfin qu’ils ne peuvent rien attendre d’un régime parlementaire, faussement décoré du nom de République, et dans lequel Chambre des députés et Sénat jouent de la raquette politique avec une dextérité et une habileté remarquables.» [3]
On retrouve encore cette formule en 1934 dans un article du journal Le Matin consacré au «grand débat sur l’affaire Stravisky» : «Il semble que, par une sorte de convention tacite, les orateurs de toutes les tendances se soient […] bornés à un jeu de raquette purement politique.» [4] .
L’image est toujours utilisée en 1950 dans La Dépêche de Constantine au sujet des divergences sur le sort de l’Indochine qui «était devenu un jeu de raquette politique entre les partis», soit entre pro et anti Hô Chi Minh, entre ceux qui flirtaient avec le Vietminh communiste et les anti-indépendantistes [5] .
La peuple peut également se mêler à la partie : en 1888, selon un journaliste du quotidien L’Anjou, la «pratique du suffrage universel» donne l’occasion à un public méprisant les institutions et les hommes politiques de participer au jeu : «Le peuple se sert de son droit comme d’une raquette pour jouer avec les hommes politiques. Il l’exerce de la façon la plus fantaisiste et la plus anormale […]. Pour lui, la manifestation pleine et entière de ce droit consiste, la plupart du temps, dans l’élévation des médiocrités et des sots.» [6]
Raquette-éjectante
En 1867, dans le journal satirique Le Charivari, le caricaturiste et illustrateur Cham proposait de se débarrasser des députés par trop bavards en les éjectant de la tribune d’un grand coup de raquette, solution aussi radicale que cocasse.
Du haut de son perchoir, le Président de l’Assemblée Nationale n’aurait qu’à actionner un mécanisme pour promptement dégager les indécrottables discoureurs : «Voulant retirer la parole à l’orateur, le Président n’aurait qu’à pousser un ressort pour faire jouer une raquette qui renverrait le préopinant à sa place.» [7]
Volants Politiques
Si, aux mains des oppositions, les «raquettes» sont politisées, il en va de même du volant, là aussi porteur le plus souvent d’une charge négative. Il n’est qu’un «pauvre volant politique», ballotté entre des intérêts divergents, objet de disputes. Un volant dont les allers-retours sont aussi à l’image des fluctuations d'hommes politiques opportunistes, ou dont l'incessante répétition des va-et-vient illustre d'accablantes lenteurs politiques :
- Le 6 septembre 1894, alors que le Comte de Paris, alors exilé en Angleterre, agonise au château de Stowe House, Henri Levadan, éditorialiste au Figaro, s’inquiète de la succession qui va échoir à son fils le Duc d’Orléans : un jeune homme qui «du jour au lendemain, va se trouver seul, avec sur la tête ce poids de la Maison de France ; on va le bien conseiller, le mal conseiller, se le disputer, se l’arracher, pauvre volant politique lancé de raquette en raquette qui ne saura bientôt plus à qui demander la vérité, peut-être même où trouver la paix et le repos.» [8]
- En 1865, c’était le pouvoir politique mexicain qui, sous la plume d’un anonyme, se faisait volant : «Depuis l’époque où le Mexique a secoué définitivement le joug de l’Espagne, et s’est déclaré indépendant, deux cent quarante révolutions on fait chasser le pouvoir politique, comme un volant de raquette en raquette, pour en conclure qu’une perturbation aussi continuelle ne saurait être le fait d’une nation, fût-elle même de l’humeur la plus inconstante et la plus belliqueuse.» [9]
- En 1869, parlant de l’entrée au ministère du Républicain Émile Ollivier, perçue comme nouvelle et éblouissante maladresse de l’Empereur Napoléon III, Léon Millot, journaliste à La Liberté, souligne l’inconstance d’un personnage qu’il considère comme un Judas, un traître, une sorte de «volant politique sautant d’une raquette à l’autre » [10] . Une versatilité qui le discréditerai aux yeux de tous les camps politique qui le repoussent :
À propos d’Émile Ollivier, toujours affublé de lunettes cerclées et d’un léger strabisme par les caricaturistes,
voir sur ce même blog : «“Rentrée du cœur léger” par Gill».
Même constat établit en 1894 par un rédacteur du journal L’Indépendant (Paul Vernhet), parlant d’un autre homme politique qui, avec ses «déclarations acides et émollientes», tente de «plaire à tout le monde» et circule : «Entre la raquette radicale et la raquette collectivistes du révolutionnaire, il est un homme politique en train de passer à l’état de projectile volontaire». Car M. Goblet (René-Marie Goblet, journaliste et homme politique) tantôt «se précipite vers le socialisme, et il nous le dépeint alors bénin, bénin ; tantôt il recule devant son guesdisme [référence à Jules Guesde qui promettait une «lutte au couteau», une «guerre à la bombe»] imprudent et rebondit vers le radicalisme bonhomme» [11].
Il en va de même de celui dont plus personne ne veut, «réduit à l'état de volant politique», perpétuellement refoulé de raquette en raquette. Tel Émile Girardin, fondateur du quotidien parisien La Presse et homme politique, caractérisé par «la mèche» (rebelle ?) qui lui barre le front :
L’image est poétisée dans L’Humanité du 29 juin 1904, à propos d’une Commission d’enquête parlementaire qui laborieusement avance :
«Très lentement, cahin-caha,
Vers la lumière elle s’en va,
La bonne Commission d’enquête.
Chaque question péniblement
S’y promène comme un volant
Lancé de raquette en raquette.
Et la main molle des joueurs
Ignorant les saines ardeurs
Du fronton basque de Saint-James,
À Rabier jette le volant,
Avec un beau geste indolent
De chanoinesse qui se pâme. […]» [12]
En 1873, c’est l’entité France qui, dans un article intitulé «Monarchie ou dissolution», est comparée au jouet échangé. Jouet qui, lassé d’être ainsi malmené, risque bien de se rebiffer :
«Nous ne parlons que pour mémoire du pays dont le parti monarchique ne se soucie qu’au point de vue des impôts qu’il peut produite ; toutefois il faut prendre garde que les nations sont moins patientes que les individus ; […] la France n’a pas moins hâte d’en finir avec un provisoire qui la met en butte à la concupiscence de tous les partis ; depuis trois ans qu’elle rebondit comme un volant de raquette en raquette, elle trouve que le jeu a duré suffisamment.» [13]
En 1916, ce sera autour de la Pologne de faire office de volant, pour souligner les fluctuations du gouvernement impérial Allemand sur «la question polonaise» au centre d’enjeux diplomatiques : «On voit que la Pologne continue de servir de volant sur la raquette politique des hommes de Berlin», écrit Jacques Bainville dans l’Excelsior [14] .
Jeu du volant et politique
Le jeu du volant est lui aussi utilisé comme métaphore du jeu de la politique. Un jeu où les protagonistes cherchent à mettre en difficulté leur adversaire, variant leurs coups sous l’œil d’un parterre, certes attentif aux échanges, mais inquiets quant à l’issue du combat et au sort qui l'attend. Car les paroles et les promesses qui circulent se révèlent bien souvent n’être que des coquilles vides, qu’«un morceau de liège avec des plumes», dès que la partie s’achève et que le volant gît au sol, définitivement abandonné :
En 1840, dans la comédie Money (traduite l’année suivante sous le titre L’Argent), le dramaturge britannique Edouard Bulwer-Lytton, compare ainsi le jeu de la politique au jeu du volant où : «Chaque joueur s'arme d'une raquette et s'étudie à faire voler quelque chose un peu plus haut ou un peu plus bas, à droite ou à gauche. Les joueurs sont d'un sérieux impassible, les spectateurs d'une anxiété sans égale, suivant de l'œil ce quelque chose qui vole et qui une fois tombé n'est plus qu'un morceau de liège avec des plumes. C'est le jeu de la politique.» [15]
Le recours à des Images similaires se retrouve à la toute fin du XIXème siècle :
- En 1894, dans un article du quotidien démocratique, La Dépêche : «Ceux pour qui la politique n’est pas un spectacle et un jeu […] se demandent sans doute […] s’ils n’assistent pas à la plus triste et la plus stérile comédie. […] On dirait que toute a politique se réduit à un jeu de raquette ou Périer et Dupuy [deux ministres] se renvoient nonchalamment leurs présidences.» [16]
- Et en 1898, dans le roman de Jean de La Brète, Mon Oncle et mon Curé: «Je l'entendais quelquefois appeler nos gouvernants des joueurs de raquette, comparant les lois, que les deux Chambres se renvoient journellement, à des volants que les Français, le nez au ciel, regardent circuler d'un air béat jusqu'au moment où ils tombent sur leur respectable cartilage et l'aplatissent bel et bien.» [17]
- En 1898, les arrangements pour constituer un nouveau Ministère sont appréhendés par le Journal des Débats Politiques et Littéraires comme une aimable entente entre compères. Dans «ces jeux aimables, sinon tout à fait innocents», la conciliation est de mise dans la répartition des portefeuilles ministériels qui «volent de raquette en raquette, qu’on se renvoie comme au jeu de volant» [18].
Fort peu diplomatiques se révèlent, par contre, les échanges politiques lorsque deux camps opposés s’affrontent dans l’hémicycle. En 1894, un journaliste du Monde ironise sur le «spectacle parlementaire» offert par le groupe des radicaux et celui des libéraux, chacun campant sur ses positions, sans qu’aucune entente soit envisageable : «Exquise et longue sera la partie de volant. De raquette en raquette, les cabinets vont se mettre à sillonner l’air en cadence ; et ce sera vraiment plaisant de contempler ce jeu champêtre.» [19]
Nettement plus violente est la «Partie de volant entre le Président [Fazy]et le vice-Président[Tourte]», croquée, en 1856, par le caricaturiste Suisse Jean Chomel :
Source de l’image : Site du Dictionnaire Historique de la Suisse (DHS)
Cet échange agressif entre deux moustachus fait référence aux débats politiques suscités par le retour d’exil de l’évêque de Lausanne et Genève : Étienne Marilley (ici représenté sous la forme d’un volant) qui, interdit de séjour dans son diocèse entre 1848 et 1856 par les libéraux devenus majoritaires, avait trouvé refuge en Haute-Savoie.
Au début de 1856, James Frazy (1794-1878) et Abraham Louis Tourte (1818-1863), tout deux députés Genevois au Grand Conseil, l’un fondateur du parti Radical, l’autre Libéral-Radical, exprimèrent publiquement leurs désaccords sur l'octroi (Fazy) ou le refus (Tourte) d’un permis de séjour à Marilley.
Jean Chomel compare ces virulents échanges entre les deux protagonistes à une partie de volant, où l'évêque sert de projectile. Un fusée puissamment retournée par Tourte, désarçonnant Fazy qui en perd sa raquette et qui, mis sur le reculoir, semble prendre la mitre du prélat en pleine face !
Ce n’est plus à une charmante partie de volant à laquelle se livrent les deux protagonistes mais à une violente querelle.
Attrape-gogos et Coin-coin politiques
Mais, au final, les dindons de ces farces politiciennes, ne sont-ils pas les «malheureux imbéciles» qui, aussi impuissants que béats, assistent à une partie de raquette où s’échangent un «énorme canard politique», ces bonnes ou mauvaises nouvelles politiques, bruits colportés sur les affaires du monde ?
En 1876, vilipendant les oscillations boursières «selon les canards lancés» et leurs conséquences sur les variations des Rentes, le rédacteur de La Vie Parisienne (qui signe du pseudonyme de Dollar ) écrit ainsi : «Et dire que tout le temps c’est comme cela ; c’est une véritable partie de raquette, seulement le volant est remplacé par un énorme canard politique».
Sauf que cette fois-ci ce n’est pas le «volant» qui fait les frais de ces variations, mais tous les nigauds, les naïfs gobeurs de mouches, qui se font pigeonner : «Habituellement ceux qui mordent la poussière dans ces bagarres ce ne sont pas ceux qui tiennent les raquettes, mais les malheureux imbéciles qui forment la galerie et dans laquelle se recrute et se recrutera éternellement l’illustre Gogo.» [20]
Du jeu de paume au jeu du volant
Les caricaturistes ont pu également recourir au jeu de paume pour rendre compte des affrontements politiques. Comme dans ce dessin publié en novembre 1848 par l'illustré satirique Le Charivari, où le général Louis-Eugène Cavaignac, qui réprima brutalement l’insurrection ouvrière («émeutes de la faim») du 23 juin 1848, s'apprête à renvoyer rageusement la balle du «23 juin» que lui lance Garnier-Pagès, encadré de ses coéquipiers, Pagnerre, Lamartine et Ledru-Rollin. Quatre Républicains qui faisaient partie d’une commission exécutive de l’Assemblée Nationale, constituée dans l’espoir de calmer l’agitation prolétaire…
Les journées sanglantes de juin (entre 3 000 et 5 000 morts, côté insurgés) signèrent la fin de cette commission, tandis que le général Cavaignac se voyait offert le titre de Président du Conseil des ministres.
Toutefois, cette utilisation de la paume pour rendre compte d’évènements politiques violents n’a pas connu la même ampleur que le recours au jeu du volant. Un amusement qui au XIXème siècle était devenu particulièrement populaire, de tous connu, si ce n’est un temps pratiqué.
Nous verrons, dans un prochain volet, comment outre-Manche, le jeu du volant ou Battledore and Shuttlecock, tout aussi répandu qu’en France, inspira tout au long du XIXème siècle nombre de caricaturistes britanniques.
[1] Le Pays. Journal de l’Empire, 22 juin 1854, p. 4.
[2] N. Noges, «Musique», Le Radical du 13 octobre 1882, p. 1.
[3] Lucien Rabuel, «La grève des électeurs», La Cocarde, 14 juillet 1891, p. 1.
[4] Le Matin, 13 janvier 1934, p. 1.
[5] Rémy Roure, «L’Avertissement», La Dépêche de Constantine, 15 octobre 1950, p. 1.
[6] Rouxel, «Le Public», L’Anjou. Journal de l’Ouest, 20 janvier 1888, p. 2.
[7] Cham, «Projet de tribune mécanique», Le Charivari, 26 février 1867.
Le plus souvent dans le langage parlementaire, le préopinant désignait celui qui, lors d’une délibération, donnait son avis avant les autres (donc pré-opinait).
Cham (prononcer Cam) est le pseudonyme du caricaturiste et illustrateur français Charles Amédée de Noé. Voir Michel Nathan, «Cham polémiste», in Philippe Régnier et alii, La Caricature entre République et censure , pp. 182-191, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 1996. Disponible sur OpenEdition.
[8] Henri Levadan, «“Frohsdorff et Stowe», Le Figaro, 6 septembre 1894, p. 1.
[9] Anonyme, L’Empire mexicain et son avenir considéré du point de vue des intérêts Européens, Paris, E. Dentu, 1865, p. 5.
[10] Léon Millot, «Chronique de Paris, La Liberté. Journal Démocratique de l’Hérault, 1er décembre 1869, p. 2.
[11] Paul Vernhet, «La guerre à la bombe», L’Indépendant, 24 novembre 1894, p. 1.
[12] «Échos», L’Humanité du 29 juin 1904, p. 1.
[13] E. Schnerb, «Monarchie ou dissolution », in Le XIXème siècle. Journal quotidien politique et littéraire, 12 septembre 1873, p. 1.
[14] Jacques Bainville, «La question polonaise. Pourquoi les Allemands en reparlent», Excelsior, 3 novembre 1916, p. 3.
[15] Edouard L. Bulwer, L’Argent. Comédie nouvelle en cinq actes, Paris, 1841, p. 19.
[16] «Les Résultats», La Dépêche. Journal de la Démocratie, 5 juin 1894, p. 1.
[17] Jean de La Brète, Mon oncle et mon curé, Paris, Plon, 1898, p. 184, voir également p. 197.
[18] «Une solution ?», Journal des Débats Politiques et Littéraires, 26 juin 1898, p. 1.
[19] «La crise et la presse», Le Monde, 26 mai 1894.
[20] Dollar, «Un peu de finance», La Vie Parisienne, 22 avril 1876, pp. 243-244.