Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Suivez-nous sur Facebook

 

Publié par Frédéric Baillette

    Dans la littérature du XIXème siècle, le jeu du volant est souvent mentionné pour appuyer la description de conversations courtoises, brodées de préciosités. Des causeries de salon animées par le désir de briller en société, où de beaux esprits font durer les échanges pour le plaisir d'un auditoire enchanté par tant de spiritualité.
    Le jeu illustre des échanges intellectuels de qualité, pleins de finesse et de brio. Des discussions où les manieurs de mots se répondent du tac au tac, avec justesse et avec la manière. Mais aussi, comme nous le verrons en conclusion, il peut caractériser un vibrant échange, où les tonitruantes réparties émanent des tréfonds du corps, pour ne pas dire de ses fondements...
    Le jeu du volant est également convoqué pour souligner un combat d’idées où le trait d’esprit, la puissance de la répartie, l’agilité linguistique, va permettre à l’un des débatteurs de s'imposer dans un combat où l’éloquence est de mise. Le jeu permet ainsi de rendre compte d'escarmouches verbales, de joutes oratoires, où la fulgurance de la riposte déstabilise, voire désarçonne, le contradicteur.

undefined
«Prenons maintenant un moment pour nous souvenir de ceux que nous avons perdus à cause des chiens et des gouttières» – © CartoonStock.com

 

Échanges courtois
    En 1868, dans son Bréviaire du médecin, le Docteur Frédéric Monin donne ainsi cette définition de «Compliments : Donnant, donnant [...] – Jeu de raquette où chacun se renvoie alternativement le volant» [1], insistant ainsi sur cette symphonie d’amabilités réglées par le savoir-vivre mondain.
    Le jeu du volant, où habiles joueurs et gracieuses joueuses épataient la galerie par leur habileté à relever in extremis le bel emplumé pour le renvoyer avec application, permettait de souligner la virtuosité des beaux parleurs.
    En 1882, dans Théâtre. Mystère. Comédies et ballets, Théophile Gauthier recours ainsi à cette métaphore :

«Ma Célimène, adroite à ce jeu de raquette
Où d’un causeur à l’autre un mot étincelant
Rebondit sans tomber comme fait un volant
» [2]

    Ces élégances langagières pouvaient s’agrémenter de quelques badinages, d’aimables facéties : «La plaisanterie, d’ailleurs, écrivait ainsi en 1882 dans La Gaviota, la romancière espagnole Fernán Caballero (un pseudo), aiguise l’esprit et anime la conversation, tout en apaisant l’amour-propre. Elle se reçoit, comme le volant sur la raquette, sans fiel en l’envoyant, sans susceptibilité hostile en la recevant» [3].

    En 1890, dans le roman Chante-Pleure d’Émille Pouvillon, ces échanges maîtrisés, faits de coquetteries, d'affèteries et de mondanités maniérées, déboussolent Pierre, un provincial venu étudier à Paris. Ces conventions de langage l’infériorisent et l’intimident : «Des sous-entendus, des malices où il se perdait malgré son application à attraper le ton juste, à lancer ou à renvoyer le volant dans ce jeu de raquette frivole et gracieux qui est la conversation des mondains et des mondaines.» [4]

    Car, pour que la partie soit agréable, captivante et bénéfique, il faut qu’elle soit équilibrée, que les deux bretteurs fassent preuve d’une égale maestria. À l’instar de Rodolphe qui dans le roman de Charles Barbara, L’Assassinat du Pont-Rouge (1859), «ayant avisé un confrère capable de lui donner la réplique, […] convertissait sa langue en raquette et jouait au volant avec des mots et des concetti », soit des pensées brillantes, recherchées, délicieusement subtiles et ingénieuses [5].

    Ou encore, en 1866, dans ce poème humoristique d’Amédée Pommier :

«Chacun en liberté caquette,
Se renvoyant, de la raquette,
Le léger volant du bon mot.
» [6]


L’art de la réplique théâtrale
   
Par ailleurs, plusieurs critiques de théâtre ont puisé dans l’imagerie du jeu du volant pour rendre compte de la qualité des dialogues et de leur maîtrise par des comédiens passés maîtres dans l’art de la réplique :

    - Commentant la comédie «Péril en la demeure», représentée en 1855, Pierre Larousse dans son Grand Dictionnaire Universel, conclut : «Ce qui fait le charme [de la pièce], c’est le style coquet, travaillé, littéraire ; ce sont des conversations pareilles à des parties de volant, où chaque interlocuteur relève le mot et le renvoie plus bondissant.» [7]

    - En 1869, Théophile Gauthier, dans une chronique consacrée à la comédie Le Post-Scriptum d’Émile Augier, recours à l’image du volant circulant magistralement entre deux acteurs de renom (Jeanne Arnoud-Plessy et Prosper Bressant) : «Ces causeurs par excellence, ont joué cette partie de raquette où l’on s’envoie prestement la réplique, sans laisser tomber une fois le volant qui allait de l’un à l’autre dans un scintillement de rapidité et de lumière.» [8]

    - En 1864, dans la rubrique «Revue dramatique» du journal Le Pays, Paul de Saint-Victor écrit ainsi à propos de la comédie Souvent femme varie... (décembre 1853) du dramaturge Amédée Achard : «Si vous aimez les miniatures de l’esprit, les broderies de la parole et les parties de volant de l’épigramme et du paradoxe, vous irez entendre et applaudir à l’Odéon le nouveau proverbe de M. Amédée Achard : Souvent femme varie...» [9]

    - Dans ses Études de littérature et d’histoire, publiées en 1889, Joseph Reinach, passionné par l’art oratoire, observe avec ravissement «combien vive et amusante» est la jolie conversation des coquets personnages du théâtre de Marivaux : «Comme les volants et les balles aux jeux de la raquette et de la paume, ils se renvoient, sans se lasser, les mots d’esprit et les jeux de mots. Ils mettent des rubans à leurs phrases, comme à leurs corsages et à leurs pourpoints. Ils ne disent rien en style simple.» [10]

    - En 1893, parlant de la tragédie en vers de Nicolas Chrétien des Croix, Amnon et Tamar (inspiré du récit biblique du viol de la belle Tamar par son frère Amnon) : «Le style est touffu, les tirades sont interminables ; le galimatias enténèbre la pensée et l’expression, mais de fréquents éclairs sillonnent cette nue. Le raisonnement et la passion jouent à la raquette et se renvoient le volant, d’abord en couplets de quatre vers, puis en distiques, puis en répliques d’un seul vers, parfois même en saccades d’hémistiches, puérilités prétentieuses et brillantes, plaisantes çà et là.» [11]


Rencontre entre beaux esprits

L'Étude veut du relache, Bernard Picart, 1714 – © Rijks Museum


    De passionnantes parties, ne manquant pas de piquant, s’engagent lorsque des interlocuteurs de qualité font preuve tout autant de prestance, que de subtilité et d’élégance dans leurs répliques.
    Ces échanges de «subtilité pointue» émanent d’esprits raffinés, excellant dans l’art de manier les mots et d’offrir un «jolie conversation, […] combien vive et amusante».
    Comme au jeu du volant, c’est l’inlassable continuité des échanges, leur accélération, et la qualité des renvois, leur style alambiqué, la justesse du trait d'esprit, qui ravissent l’assistance :

    - Dans son roman exotique Les Filles de bronze. Drame parisien (1883), Xavier de Montépin utilise l'image du Volant pour mettre l’accent sur la promptitude et la gaieté des échanges fusant lors d’un repas où, le vin aidant, les langues érudites se répondent avec mordant : «La majorité des convives se composait de gens d’esprit, aussi les mots piquants, les vives réparties, se croisaient d’un bout de la table à l’autre comme des volants chassés de raquette en raquette.» [12]

    - Selon Arsène Houssaye, Louis XIV et sa maîtresse Louise de La Vallière, en promenade dans l’immense labyrinthe (aujourd’hui disparu), aménagé par Le Nôtre dans les jardins du château de Versailles [13], ne retrouvaient plus «leur chemin dès que Benserade [Isaac de Benserade] et mademoiselle d’Artigny s’attardaient pour jouer au volant, c’est-à-dire pour se jeter le mot, car c’étaient deux beaux esprits» [14]

    - Dans une nouvelle, «Roses d’automne», publiée en 1900 par C.-C. de Molina : «Elle [ma cousine, la plus aimable causeuse que je connaisse] sait, chose rare, faire briller l’esprit de ceux qui causent autour d’elle ; elle est de ces interlocuteurs qui inspirent la répartie, la font jaillir, voler, et la rattrapent, bondissante, comme un volant sur une raquette.» [15]

    - La comparaison est encore présente en 1906, dans une thèse consacrée à L’Influence française en Angleterre au XVIIe siècle: «C’est ce que l’on a justement appelé un dialogue en tierce et en quarte, où chaque interlocuteur répond sur le même ton en usant presque des mêmes termes, sorte de jeu de raquette où le volant passe de l’un à l’autre joueur, vite reçu et, d’une main preste, aussitôt renvoyé.» [16]

    - On la retrouve encore plus avant dans le XXème siècle, preuve que la référence au jeu du volant est toujours d’actualité et parlante pour les lecteurs des années 1920 : «Nous avons eu, d’ailleurs, assez d’hommes d’esprit, en France, pour pouvoir tenir la raquette dans ce jeu de volant particulier qu’est cet humour même de Shakespeare.» [17]

   Les échanges les plus grisants sont le fruit de la rencontre d’esprits fins, brillants, subtils, d’intellectuels sachant argumenter à brûle pourpoint, rivalisant de formules sophistiquées, de tournures charmantes, maniant les volants que sont les mots avec sagacité.
    Ce sont alors des volants emplis de spiritualité qui s’élèvent toujours plus haut et illuminent un parterre médusé par cette pyrotechnie verbale. Comme le notait, en 1884, Armand de Pontmartin dans ses Souvenirs d’un vieux critique : «Cette parenté d’esprit […] se prête admirablement à ces conversations brillantes, joutes, tournois, fusées, feux d’artifices, qui éblouissaient les visiteurs de Coppet, et que Sainte-Beuve a comparées à des parties de raquette, où le volant de madame de Staël montait […] plus haut que celui de son partner.» [18]

    Ceux qui ont un bon coup à placer se débrouillent pour amener leur contradicteur à leur offrir l’occasion d’avoir «de l’esprit dans les réparties, [d’] ouvrir la bouche [pour en sortir] une réplique soudaine vive et brève» : «S’il a un bon mot à placer, il conduit et détourne doucement le dialogue jusqu’à ce qu’un partenaire complaisant lui lance le volant et lui donne l’occasion d’un joli coup de raquette. C’est ce qu’on appelle l’esprit de mot.» [19]

    Aussi, l’intelligence s’étiole-t-elle lorsqu’elle ne trouve aucun débatteur valable pour l’accompagner et la stimuler.
    En janvier 1833, dans une correspondance adressée à un ami parisien, Henri Beyle (plus connu sous le pseudonyme de plumes de Stendhal) se désole du manque d’interlocuteurs (il est alors en Italie) pouvant nourrir sa sagacité : «Cher ami, je deviens plus stupide chaque jour ; je ne trouve personne pour faire de ces parties de volant, qu'on appelle avoir de l’esprit.» [20]

    Car, tout comme au jeu du volant, une discussion peut se révéler particulièrement fade et inintéressante faute d'alter ego à la hauteur, capable de soutenir correctement un échange : «C’était à peu près aussi commode de causer avec elles que de jouer au volant avec un partenaire maladroit qui vous le renvoie toujours de travers. Y a-t-il quelques chose d’aussi insipide qu’une partie de grâces ou de volant dans de pareilles conditions ?...» [21]

    En 1777, un des correspondant du journal Le Radoteur, rapportait le jeu du volant à un esprit virevoltant capable d’incessantes adaptation, un esprit léger, qui «bondit, retombe, fait la roue, et revient encore», pour peu qu’il croise un partenaire à sa hauteur : «Si quelque joueur adroit veut entrer en partie, et ballotter à nous deux le léger volant de mes pensées ; de tout mon cœur – Puisque vous voulez bien me le permettre, mon frère, quoique je ne sois pas fort adroit, je vais prendre modestement une raquette, et ballottons, s’il vous plaît,à nous deux, les pensées de votre esprit léger.» [22]

    La même image est reprise quasi à l’identique en 1786 par Beaumarchais dans Le Barbier de Séville, pour illustrer la légèreté d’un incorrigible esprit, d’un esprit badin, rebelle aux règles [23] . Tel le liège emplumé ses pensées bondissent, s’élèvent, s’égaient, font la roue, avec d’autant plus de prestance et de hauteur de vue «si quelque joueur adroit» ballotte avec lui. Alors s’engage une réjouissante partie, tant pour les bretteurs que pour les spectateurs :
 

Beaumarchais, Le Barbier de Séville, ou la précaution inutile», 1786, p. 11.


 

Beaumarchais, Le Barbier de Séville, ou la précaution inutile», 1786 - Gallica.BnF

 

    Dans ce passage, le jeu du volant apparaît comme un jeu dynamique, fait de dextérités, d’accélérations. Un jeu d’affrontement où les adversaires se rendent coup pour coup. Soit une description fort proche des renvois du badminton contemporain, et surtout bien éloignée des habituelles représentations qui collent au jeu du volant, réduit à un mièvre amusement, se résumant à des échanges métronomiques, appliqués, mesurés et gentiment, sinon benoitement, répétitifs.
    Cette dernière veine soporifique a d'ailleurs été exploitée pour rendre compte et critiquer des échanges journalistiques insipides, aussi excessifs que lancinants.


«La Raquette littéraire»
   
Le jeu du volant est ici convoqué pour dénoncer et ironiser sur les logomachies, les causeries fastidieuses, à l’usante répétitivité, faites de banalités assommantes et de ratiocinations épuisantes. Des idées ressassées, qui à force de circuler finissent en lambeaux, à l’image des volants usés à force d’être trop renvoyés…
    C’est «La raquette littéraire». Cette capacité des journaleux, selon un éditorialiste du Figaro, de discourir à n’en plus finir, d’ergoter ad nauseam, sur un nombre limité d’idées jusqu'à les effilocher. «Pas plus d’une douzaine» ! Des idées que ce «genre humain […] triture, mêle, embrouille, sépare, divise et subdivise […] , si bien qu’il finit par en produire des milliers qui ont l’air de vivre et qui ne sont pourtant que des lambeaux. […] Les grands journaux surtout excellent dans ce genre d’exercice ; une fois qu’ils ont attaqué un semblant d’idée, l’ombre d’une pensée, ils la pétrissent jusqu’à l’extinction. […] C’est le jeu du volant appliqué à la littérature. Les journaux font très volontiers l’office de raquettes. N’ayez pas peur qu’ils laissent choir l’idée ; s’ils la renvoient, c’est pour mieux la rattraper, s’ils la chassent c’est pour qu’elle revienne et ainsi de suite jusqu’à la consommation des siècles.» [24]

    Ces échanges compassés entre scribouillards (complices) virent à la monotonie. Les quotidiens qui, de concert, se répondent en écho, leurs servant de raquettes. L’image est utilisée en 1850 par le journal Le Corsaire pour vilipender une presse accoquinée, prompte à se renvoyer l’ascenseur :
 

« Le Volant et les Raquettes », Le Corsaire, 16 mars 1850, p. 3.


Des paroles à l’acte (ou de l’acte à la parole d’évangile !)
   
Toutefois, empoigner une raquette, cette fois-ci bien réelle, et entamer une partie de volant peut sortir de leur torpeur des ouailles somnolentes, bercées par le ronronnement des «saintes vérités». À l’image de ce prêtre dépeint en 1907 par Léo Claretie (journaliste et critique littéraire) dans L’École des Dames, qui, pour réveiller et arriver à capter l’attention de son auditoire, «tire de sa poche une raquette, et se [met] à jouer en pleine chaire», avant de sermonner ses paroissiens :

Léo Claretie, L’École des Dames, Paris, B. Sansot et Cie, 1907, p. 209.


Jeu du volant et parole accaparée (jouer en solo)
   
Le jeu du volant pouvait également se pratiquer en solitaire, parfois à tour de rôle. La jonglerie consistant alors à battre le «record» établit par l'un des précédant joueurs. Celui qui disposait du volant et excellait dans l'exercice pouvait se l’accaparer, au grand dam des autres participants, spoliés de toute possibilité de répliquer…
   Cette figure d’appropriation est utilisée en 1884 pour mettre en garde contre «l’écueil […] de la suffisance» où ceux qui causent monopolisent la parole, s’en emparent et la «garde avec ténacité», se mettant «en opposition avec l’esprit de la conversation en la transformant en conférence» : «On a très justement comparé celle-ci au jeu du volant que les raquettes se renvoient tour à tour. Si l’un des joueurs accaparait le volant, fût-ce pour exécuter les tours d’adresse les plus surprenants, les autres joueurs seraient fort déçus et ne tarderaient pas à abandonner la partie.» [25]

    En 1862, Louis Leroy se moque ainsi dans Le Charivari des «orateurs de salon» qui monologuent sans discontinuer, aussi intarissables qu’«une fontaine d’eau claire sans robinet». Même s’ils sont brillants, leurs soliloques suscitent les bâillements et se révèlent stériles, car : «L’esprit français ne se dégage que par le contact, le frottement même. Le causeur sans partenaire ne cause plus, il bavarde. Il me serait impossible de parler longtemps tout seul avec plaisir. Je vous lance le mot, vous me le renvoyez ; votre raquette vaut la mienne dans cette partie de volant.» [26]


Rompre l’échange
   
Plus rarement, le jeu du volant est utilisé pour signifier la recherche volontaire d'une interruption dans une conversation par un changement impromptu de direction, perçu comme une esquive. Un dégagement hors champ mettant un terme au jeu : «M. de Chaumont-d’Ivry lui coupa la parole et changea le sujet de l’entretien. Avec une adresse singulière, le baron détournait l’allusion, ainsi que dans une partie de raquette un joueur capricieux s’amuse à renvoyer le volant dans les arbres.» [27]

    Un volant retourné abruptement, sinon avec violence, appui une fracassantes répartie. Telle cette cinglante réplique, sonnant comme un soufflet, assénée en 1910 par une fausse Niaise, une gaillarde qui multipliait les galants et que le «mari fort déçu, […] traita de “Sotte coquette !”» : «Elle lui renvoya : “Cocu !” /  Prompt ainsi qu’un coup de raquette.» [28]

    La figure est également employée pour signifier des disputes où les arguments fusent d’un contradicteur à l’autre, comme un volant circulant vivement entre deux raquettes.
    Ce peuvent être des débats où des «adversaires», orateurs patentés (hommes de lettres ou de robes), se saisissent tour à tour de la parole, selon une grammaire entendue (comme lors de procès judiciaires).
    Les prises de paroles de ces bavards donnent alors des joutes oratoires spectaculaires. L’enjeu de ces duels rhétoriques peut se révéler de taille, lorsqu’il importe de gagner la bataille des idées et de défendre une cause. Comme convaincre des jurés afin de sauver la tête d’un accusé… Dans ces échanges où la vie d’un homme est en jeu, le parleur noir et le parleur rouge, l’avocat et le procureur, vont, à travers la salle d’audience, jouer au volant en se renvoyant la tête de l'accusé, laissant aux jurés le soin de désigner le vainqueur !

    En 1900, dans « L’Homme qui juge », René Chaughi s’intéresse aux «hommes qui font métier de juger les hommes », aux «hommes qui jugent […] leurs compagnons d’existence». Les Jugeurs d’hommes, les justiciards, «lorsqu’il s’agit de causes sortant de l’ordinaire, — beaux assassinats bien horribles, affaires de mœurs bien grasses, […] les jugeurs […] se sont adjoints des aides ; ils ont racolé quelques part une douzaine de gros hommes, propriétaires, rentiers, commerçants, choisis parmi les castes hostiles à l’accusé ; et ces douze ventes vont décider du sort de cet homme.»
    Des juges amateurs auxquels s’adresse, tout d’abord, «un grand diable vêtu de rouge» [le procureur], réclamant sa tête, expliquant qu’ «il faut séparer sa tête de son corps». Puis, «un autre individu, habille de noir, se lève à son tour», pour prendre sa défense et sauver sa tête.
    «Et suivant que l’un ou l’autre parle, intarissablement, pendant des heures, l’homme apparaît tour à tour au public stupéfait comme une grande canaille ou un petit saint. Il faut que ‘l’un des deux bavards soit un fieffé menteur. [...] Les deux orateurs n’ont que faire de la vérité ; ils sont payés, l’un pour plaider blanc toute sa vie, l’autre pour toute sa vie plaider noir
    «Ici, ce n’est plus le sort des dès qui décide, c’est le jeu du volant. À coups de raquettes, le parleur noir et le parleur rouge se renvoient, à travers la salle, la tête de l’homme. Les douze ventres diront quel est le vainqueur. »

René Chaughi, «L’Homme qui juge», in Les Temps Nouveaux,
n° 43, 17-23 février 1900, pp. 3-4.

 

Volants persifleurs / Volants-péteurs !
   
Si les beaux parleurs font étalage de traits d’esprits, «au village» ce sont plutôt des perfidies qui circulent de bouche à oreille, des secrets que rombières jacasseuses et mégères colportent, comme dans ce sonnet de Charles Rouvin datant de 1890 :

«Dès le grand matin le son des tapettes,
Vient vous avertir du cours des caquets ;
Les commères vont, comme des raquettes,
Jouer au volant avec leurs secrets
.» [29]

    Pour clôturer ce volet consacré aux à la rythmicité de l'éloquence sur une note pittoresque, nous nous pencherons sur un concert de renvois pétaradants. Certes des émanations totalement dénuées de spiritualité, mais des vocalises se répondant avec tout autant de verve et d’allégresse…
    Ainsi, dans un registre scatologique bien franchouillard, les flatulences deviennent un invisible volant circulant en un vibrant duo, où le bruit sec des frappes des duettistes se répondent en un joyeux crépitement. Un concerto de prouts in petto, une «musique naturelle», qui égaie une rustique soirée, décrite en 1888 par Armand Sylvestre dans un conte de «derrière les fagots» (ceux «que confectionne lui-même le Dieu Éole»), intitulé Zéphyrama :

    «Durant les longs soirs d’hiver, ils [Ventajou et sa concubine, Dame Cornesec] n’avaient pas grand divertissement dans leur cabane […]. Ils n’avaient ni jeu de cartes, ni jaquet, ni dominos pour faire une partie à la chandelle […]. Et se recroquevillaient-ils, à croppeton […] auprès du grand feu […]. Et Pan ! c’était généralement Madame Cornesec qui rompait le silence ensommeillé, par une belle détonation. — Pan ! répondait M. Vetajou comme un écho qui grossissait les sons au lieu de les amoindrir. Et tous deux riaient en se tenant les mains sur le ventre comme pour y couver l’œuf explosif d’un second cou. — Prout ! insinuait Madame Cornesec dans un mode différent et M. Ventajou répondait : — Pout ! sans sortir de la tonalité ; car il avait l’oreille merveilleusement exercée. — À toi ! — À toi ! Et c’était comme un volant que se renvoyaient deux raquettes, un invisible volant dont on n’entendait que le bruit sec au moment du choc. — Attrape ! — Bien répondu ! Et ainsi le temps des interminables veillées passait-il pour eux bien innocemment, j’entends sans causer le moindre mal au prochain.» [30]

 

[1] Dr. F. Morin, Le Bréviaire du médecin, «Aphorismes et apophthegmes», 1868, p. 339.
[2] Théophile Gautier, Théâtre. Mystère. Comédies et ballets, «Prologue d’ouverture», 1882 (nouvelle édition), Paris, G. Charpentier, p. 213.
[3] Traduction extraite de Conte de Bonneau-Avenant, Deux Nouvelles andalouses posthumes de Fernan Caballero [pseudonyme de Cecilia Francisca Josefa Böhl de Faber], précédées de sa vie et ses œuvres, Paris, Plon, 1882, p. 91. Le passage original : «La chanza se recibe como el volante en la raqueta, para lanzarla al contrario, sin hiel al enviarla, sin hostil susceptibilidad al acogerla; lo cual contribuye grandemente a los placeres del trato, y es una señal inequívoca de superioridad moral. » (Source : Biblioteca Virtual Miguel de Cervantes, prologue de La Gaviota)
[4] Émille Pouvillon, Chante-Pleure, Paris, Alphonse Lemerre, 1890, p. 324.
[5] Charles Barbara, L’Assassinat du Pont-Rouge, Paris, Librairie L. Hachette et Cie, 1859, p. 83.
[6] Amédée Pommier, Paris. Poème humoristique, Paris, Garnier Frères, 1866, p. 39.
[7] Grand dictionnaire universel du XIXème siècle. Tome XII, Pierre Larousse (1817-1875). Article «Péril en la demeure», p. 613.
[8] Théophile Gautier, «Revue des théâtres», in Journal Officiel de l’Empire Français, 10 mai 1869, p. 1.
[9] Le Pays. Journal de l’Empire, 9 janvier 1864.
[10] Joseph Reinach, Études de littérature et d’histoire, Paris, Hachette et Cie, 1889, p. 126.
[11] Dans une note, le jeu du volant soutien une dialectique, un «Combat d’antithèses. Modèle de ces parties de volant où les interlocuteurs se renvoient les distiques et les hémistiches.» (Les distiques sont la «réunion de deux vers à rimes plates» et les hémistiches correspondent à la «moitié d’un vers, marqué par une césure»).
Discours de M. Gustave Le Vavasseur, «Commencements de la lutte entre les Anciens et les Modernes. Les dramaturges Normands. L’Argentenois Nicolas Chrétien des Croix», in Société des Antiquaires de Normandie, Séance Annuelle à Caen, le 10 décembre 1891, Caen, Henri Delesques, 1893, p. 24 et, note 26, pp. 60-61. Également repris dans Bulletin de la Société des antiquaires de Normandie , Tome XVI, Année 1892, Caen, Henri Deslesques, 1892, p. 24 et note 26, pp. 60-61.
[12] Xavier de Montépin, Les Filles de bronze. Drame parisien, Paris, F. Roy Libraire-éditeur, 1883, p. 391.
[13] Cf. «Le labyrinthe disparu. Une promenade fabuleuse», Site du Château de Versailles.
[14] Arsène Houssaye, Mademoiselle de La Vallière et Madame de Montespan : Études historiques sur la cour de Louis XIV, Paris, Librairie Ernest Flammarion, 1896, 3ème édition, p. 66.
[15] C.-C. de Molina, «Rose d’automne», La Revue Politique et Littéraire. Revue des Cours Littéraires, 24 mars 1900, p. 373.
[16] Louis Charlanne, L’Influence française en Angleterre au XVIIe siècle. Le théâtre et la critique […], Thèse Faculté des Lettres de Paris, 1906, p. 207.
[17] Jean Richepin, L’Âme américaine à travers quelques-uns de ses interprètes. Douze conférences 1818-1919 , Paris, Flammarion, 1920, p. 158.
[18] Armand De Pontmartin, Souvenirs d’un vieux critique, Cinquième Série 5, Paris, Calmann Lévy, 1884, p. 349.
[19] André Hallays, Beaumarchais, Paris, Librairie Hachette et Cie, 1897, p. 178.
[20] H. Beyle, «À M. Di Fiore, à Paris. Rome, le 20 janvier 1833», in Henri Martineau (Établissement du texte et préface de), Stendhal. Correspondance (1832-1834), tome VIII, Paris, Le Divan, 1934, pp. 47-48.
[21] Jacques Lermont, Les Cinq nièces de l’oncle Barbe-Bleue, 1892, p. 44.
[22] Le Radoteur, 1er janvier 1777, p. 296.
[23] De Beaumarchais, «Lettre modérée sur la chute et la critique du Barbier de Séville», in Le Barbier de Séville, ou la précaution inutile (1ère représentation, 23 février 1775), Paris, Chez Ruault, 1786, p. 11.
[24] «La raquette littéraire», Le Figaro, 20 août 1840, n° 153 (2ème année), p. 1.
[25] Emmeline Raymond, «Variétés. La Conversation», in La Mode Illustrée. Journal de la Famille, n° 10, 9 mars 1884, p. 78. Source : Bibliothèque Forney (Paris).
[26] Louis-Leroy « Les orateurs de salon », Le Charivari, 10 avril 1862, pp. 2-3. Source RetroNews.
[27] Prosper Chazel, La Haie-blanche, Paris, Maurice Dreyfous Éditeur, 1873, p. 182.
[28] L. Fortolis, «La fausse Niaise», Le Sourire, 29 janvier 1910, p. 1.
[29] Charles Rouvin, «Au village», in La Poésie des fleurs, vers 1890, p. 219.
[30] Armand Silvestre, «Zéphyrana», in La Vie pour Rire, 19 mai 1888, pp. 101-102. Repris dans, Armand Sylvestre, Qui lira rira, Paris, Ernest Kolb Éditeur, pp. 319-320.

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article