Volants Captifs / Liberté encagée
Pris entre deux raquettes pour le moins inhospitalières, presque hostiles à sa venue, le volant est comme emprisonné, enserré dans un piège dont il ne peux s'extraire. Pourtant impatiemment attendu, voire revendiqué, il est immédiatement par tous renvoyé et constamment balloté dans un entre-deux inquiétant. Aucune âme charitable ne semble prête à l'accueillir, même si toutes s'évertuent à éviter sa chute…
L’image de ce rejet systématique est utilisée en 1906, par Charles Morizot-Thibault dans De l’Instruction préparatoire (étude critique du Code d’instruction criminelle), pour parler de Liberté (et de droits des peuples), toujours revendiquée par les opposants politiques mais muselée par les partis en place : «Invoquée dans l’opposition et bannie au pouvoir par l’esprit de domination, la liberté fut comme un volant rejeté sans cesse par la raquette des joueurs, toujours en suspens et jamais reçu définitivement par une main hospitalière.» [1]
S’intéressant en 1909 à la distribution des gazetins (petites gazettes ou feuilles manuscrites) qui pullulaient au XVIIIème siècle en périodes de crises tandis que se multipliaient les colporteurs chargés de les distribuer, l’archiviste et historien Frantz Funck-Brentano rapporte cette réflexion d’un des Gardes du Roi, étonné par la rapidité de leur circulation et «la hardiesse de la canaille colportante qui, comme on sait, est toujours entre deux guichets, et ne jouit que de la liberté d’un volant renvoyé par deux raquettes et tenu en l’air…» [2].
En 1848, le journaliste Paul Féval s'interrogeait sur «La foi politique» de ceux qui se proclament «amants de la liberté» et qui, «une fois au pouvoir, [agissent] exactement comme les tyrans qu’il[s] avai[ent] poussés pour avoir leur trône». Aux mains de ces arrivistes, de ces charlatans, qui «après avoir brandi la liberté pendant la lutte» posent leur «séant sur la liberté après la victoire», la liberté, «volant sublime», est malmenée par leurs «égoïsmes transformés en raquettes» [3] :
Question philosophique : un volant peut-il accéder à l’idée de liberté ?
Durant le laps de temps où il vogue «librement», le volant pourrait se sentir affranchi de toutes contraintes. Il pourrait même, dans la griserie de l’accélération donnée, se penser porteur d’une «révolte». Alors que, totalement dépendant du pourquoi il a été conçu, il ne fait que subir ! Son devenir est déterminé par les lois du jeu, auxquelles il ne saurait échapper !
Ainsi, dans «Déterminisme et liberté. La liberté démontrée par la mécanique», texte paru en 1882, le philosophe (et mathématicien) Joseph Delbœuf, s’interroge sur «L’illusion de la liberté» en prenant la mécanique du jeu du volant comme image pour tenter de cerner cette question au combien Enserré cruciale : «Comment ce qui n’est pas libre peut-il avoir l’idée de la liberté ?» En effet : «Conçoit-on un volant qui, sentant en lui l’élan que lui imprime la raquette, s’imaginerait être en état de s’opposer à la force qui le lance ? N’y a-t-il pas là une contradiction manifeste dans les termes ?» [4]
Enserré entre deux raquettes, mus par des forces extérieures qui lui échappent, le volant ne saurait prétendre à accéder à l'idée même de liberté, si ce n'est illusoirement. Comment pourrait-il échapper à la règle (du jeu), s'émanciper, si ce n'est en se transformant... Devenir oiseau pour (en parlant comme Zarathoustra) «conquérir la liberté et être maître de son propre désert» [5] et destin !
Hugo et le volant, oiseau s’émancipant de sa cage…
La figure d’un volant captif, contraint de sauter inexorablement d’une raquette à l’autre a, elle, été magnifiée par Victor Hugo. Sous la plume du poète, cet asservissant encagement devient la métaphore d’une liberté muselée par des règles coercitives.
Hugo fait explicitement référence au volant dans sa «Réponse à un acte d’accusation», un poème datant de janvier 1834 (quatre ans après la «bataille d’Hermani»). Il y cible ses détracteurs qui lui reprochaient de bafouer les règles classiques en usant d’extravagances et de trivialités à la limite de la grossièreté.
Hugo se moquait des «carcans de l’ancienne littérature» qui imposait ses conventions sclérosantes, sa métrique. Tandis que la nouvelle littérature, plus audacieuse laissait s’échapper les mots pour les faire planer «dans la clarté».
Ainsi, le «vers» prend-t-il la forme d’un volant.
Volant qui «jadis» portait sagement ceint sur son front «douze plumes en rond», renvoyant aux douze syllabes composant les deux hémistiches (ou sous-vers) d’un alexandrin (une forme poétique vantée par Boileau [6] ). Volant enfermé dans cette rythmique, pris entre les raquettes de la «prosodie» et de l’«étiquette» [7] , incapable de prendre un quelconque envol.
Désormais, la révolution littéraire, celle qui depuis Hernani (1830) « disloque les alexandrins» [8] , rompt avec la règle et trompe le ciseau libère le volant de la «cage césure». Volant qui, se sentant pousser des ailes, se métamorphose en «alouette divine», profite de sa liberté pour découvrir l’immensité des possibles, des profondes ravines jusqu’aux cieux:
«[…] Nous faisons basculer la balance hémistiche.
C'est vrai, maudissez-nous. Le vers, qui, sur son front
Jadis portait toujours douze plumes en rond,
Et sans cesse sautait sur la double raquette
Qu'on nomme prosodie et qu'on nomme étiquette,
Rompt désormais la règle et trompe le ciseau,
Et s'échappe, volant qui se change en oiseau,
De la cage césure, et fuit vers la ravine,
Et vole dans les cieux, alouette divine.
Tous les mots à présent planent dans la clarté.
Les écrivains ont mis la langue en liberté. […]».
Aussi, pour échapper à sa servitude et à la funeste destinée que lui réserve la «double raquette» et enfin aspirer à la fraîcheur de la liberté, le volant n’a-t-il d’autre choix que de déployer ses plumes pour prendre la tangente. Mais voler de ses propres plumes, en espérant réaliser tous ses désirs (des désirs toujours déterminés, selon Spinoza, par des causes extérieures que nous ignorons [9]) recèle aussi bien des dangers… :
[1] Charles Morizot-Thibault, De l’Instruction préparatoire (étude critique du Code d’instruction criminelle, Paris, Librairie Générale de Droit & de Jurisprudence, 1906, p. XX.
[2] Frantz Funck-Brentano, Figaro et ses devanciers, Paris, Hachette et Cie, 1909, p. 67. Disponible sur Internet Archive.
[3] Paul Féval, «La foi politique. Les hommes de 1848», Paris, 16 février 1869, p. 1.
[4] Joseph Delbœuf, «Déterminisme et liberté», in Revue Philosophique de la France et de l’Étranger, tome 13 (janvier-juin 1882), Paris, Librairie Germer Baillière et Cie, 1882, p. 459.
[5] Frédéric Nietzsche, «Des trois transformations», in Ainsi parlait Zarathoustra, Paris, Mercure de France, 1898, p. 28.
[6] «N'offrez rien au lecteur que ce qui peut lui plaire,
Ayez pour la cadence une oreille sévère :
Que toujours, dans vos vers, le sens coupant les mots,
Suspende l’hémistiche, en marque le repos»
Boileau-Despréaux, «L'Art poétique», in Œuvres poétiques avec une introduction et des notes de F. Brunetière, Paris, Librairie Hachette et Cie, 1889, p. 289.
[7] Allusion politique à «l’étiquette», pesante et policée codification, qui, à la Cour de France, réglementait et transformait en un cérémonial rigide la vie de la famille royale et de tout son entourage.
[8] Cf. «Victor Hugo, Les Contemplations, (1,7) Réponse à un acte d’accusation. Explication littéraire», site mediaclasse.
Pour le rédacteur de MediaClasse, l’allusion au jeu du volant ne serait pas neutre : «Victor Hugo est trop imprégné par l'Histoire de la Révolution française pour ne pas avoir mis de sous-entendus dans cette scène où le volant s'échappe du jeu de raquettes... C'est précisément dans la salle du jeu de paume (qui se jouait d'ailleurs à l'époque avec des raquettes) que les députés du Tiers-États décident d'élaborer une nouvelle constitution, moment emblématique d'une libération politique.»
[9] Spinoza, prend ainsi pour exemple une pierre – mais un volant aurait tout aussi bien fait l'affaire ! –, qui «reçoit d’une cause extérieure qui la pousse, une certaine quantité de mouvement» et qui, «tandis qu’elle continue de se mouvoir, pense […] qu’elle fait effort, autant qu’elle peut, pour se mouvoir. Cette pierre assurément […] croira qu’elle est très libre et qu’elle ne persévère dans son mouvement que parce qu’elle le veut. Telle est la liberté humaine que tous se vantent de posséder et qui consiste en cela seul que les hommes ont conscience de leurs appétits et ignorent les causes qui les déterminent.»
«Lettre LVIII. Au très savant G. H. Schuller», In Œuvres de Spinoza, traduites et annotées par Ch. Appuhn, Tome 3, Paris, Garnier Frères, 1929, p. 315.