Volants d’amour cabossés
Comme nous l’avons notamment montré dans «Une “emblématique” partie de volant”», l’impeccable rythmicité du jeu du volant a notamment symbolisé l’amour idéal, une harmonieuse et idyllique communion faite de sentiments réciproques et d’attentions mutuelles.
L’application dans les échanges est alors l’image de l’Amour parfaitement partagé, la preuve d’un indéfectible attachement entre deux cœurs battant à l’unisson.
Aussi, comme nous le notions :
«Si l’amour renvoyé renforce l’amour donné, l’amour s’effrite et s’évanouit lorsqu’il n’est pas retourné avec le même élan passionnel, le même entrain :
“Amour au cœur me poind
Quand bien aimé je suis,
Mais aimer je ne puis,
Quand on ne m’aime point ”
[Et,] lassé de s’évertuer à renvoyer un volant manquant de ferveur, de volonté, d’intensité, le mal-aimé (ou la mal-aimée) abandonne la partie et le jeu prend fin !
“Then the shuttles sure to fall,
And the game at once is done” » [1]
La subite rupture de l’échange est ainsi utilisée en 1846, par le romancier Auguste Gautereau, pour illustrer la fragilité du lien amoureux, à la merci des évènements, d’une maladresse :
«”Hélas !“ se disait la mélancolique Léonie tout en chassant le liège emplumé, ”semblable à ce volant que pousse et ballotte notre caprice, notre amour est à la merci des évènements. Peut-être demain, un coup imprévu du sort rompra nos relations avec Jules et Adolphe, comme un faux coup de raquette peut mettre fin à la partie. – Ah ! mon Dieu, s’écrie la jolie blonde, qui frappe si maladroitement son volant qu’il prend une route tout-à-fait inattendue, – ah ! quel mauvais augure la partie est perdue !» [2]
Dans Les Amants sans amour, publié en 1811, le volant agité, constamment poussé, repoussé, est, pour Jean-Baptiste Radet, la parfaite image : «Des pauvres humains / Jouets des destins»:
« Voyez le volant agité
Sur la double raquette,
de l'un à l'autre il est jeté
Par la main qui le guette :
Poussé, repoussé,
Tombé, ramassé,
dans son léger voyage :
Des pauvres humains,
Jouets des destins,
C'est la parfaite image. » [3]
Jean-Baptiste Radet, Les Amans sans amours,1811.
Dans un registre similaire, certaines malicieuses vont jusqu’à dépiauter un volant sur un ton badin, comme l’on effeuille la marguerite, les plumes remplaçant les pétales. La jouvencelle s’amuse alors des sentiments de son prétendant.
Ainsi, bien qu’émue, la jeune et jolie Madeleine, splendide beauté au teint rosé, se joue de l’entreprenant Urbain (un maître fauconnier) qui l’interroge sur ses préférences en amour, laissant sa réponse en suspend :
Xavier-Boniface Saintine, Un Rossignol Pris au trébuchet, 1856 [4] .
Le volant, comme l’écrit entre-autres Louis Umbach en 1889 dans son roman La Femme, n’est-il pas un «cœur avec des plumes» [5] :
Un cœur fébrile, plein d’avenir et d’espérances, qui batifole et musarde.
Les incessants va-et-vient du volant sont à l’image d’un cœur papillonnant, d’un cœur indécis, voletant de belle en belle. À l’instar de celui du poète grec Méléadre [6] qui «d’un coup de raquette […]
Cet insouciant butinage, ces gracieuses virevoltes sont la parfaite représentation de l’amour folâtre, frivole, volage. Celui de l’inconstant godelureau qui jongle avec son cœur «comme un jeune enfant joue avec le volant que le moindre souffle écarte de sa raquette» (Édouard Hardy, Le Roman d’un jeune homme riche,1861) [7] .
Notons qu’une pensée extraite du Livre de Tobie (ancien-testament), citée par différents auteurs du XIXème siècle, semble souligner les errances euphoriques et titubantes des hommes (identifiés à des volants), pris entre libations et galantes ivresses : «L’homme, cet être immortel, n’est qu’un volant que le vin et les femmes se renvoient comme des raquettes.» [8]
Cœurs Martyrisés
Par-delà l’allégresse primesautière d’un cœur vagabond rebondissant gaiement de raquette en raquette au gré de ses désirs, le jeu et les frappes endurées figurent les affres d’un cœur rejeté et maltraité par de bien capricieuses raquettes.
Lorsque les «petits cœurs […] servent de volant…» [9], l’emplumé devient souvent l’image d’un cœur ballotté et inquiet. Cœur que des «raquettes habiles et lestes, se renvo[ient] comme un volant désemparé. [10]
Le volant est un cœur dont les dulcinées s’égaient, se moquent et qu’elles font tourner en bourrique.
En 1855, Fernande de Lysle met en garde contre les jeunes filles «qui s’amusent avec le cœur d’un amoureux comme elles font sauter un volant sur les raquettes» [11].
Et en 1886, le journal Le Guignol, rend ainsi compte de la pièce de théâtre Entre deux feux où un «vieux beau, un vieux diplomate», n’ayant plus «assez de force, assez de jeunesse pour continuer ses fredaines d’ambassade», éprouve le besoin de se marier et hésite entre deux belles amies sans s’apercevoir «que l’on se moque de lui, que deux paires de jolies mains jouent à la raquette avec son cœur flétri, et que ce cœur remplace le volant.» [12]
Dans le long poème qu’il consacre en 1844 aux «jouets d’enfants», la virtuosité dont font preuve les demoiselles au jeu du volant serait, pour Auguste Giraud, le signe de bien des tourments pour leurs futurs amants :
« Les jouets d’enfants », in Le Caveau, 1 er janvier 1844 (à vérifier), pp. 16-18 .
Le cœur tremblant du soupirant est constamment à la merci d’un raté, d’une étourderie ou d’un mauvais coup (inopiné ou intentionnel)), qui l’enverra au tapis, rompu, brisé.
C’est un cœur en souffrance, cœur à plaindre, martyrisé, dont les coquettes se divertissent et qu’elles bousculent jusqu’à s’en lasser et le délaisser :
« Car je sentais mon cœur, ainsi que ce volant,
Poussé, battu, meurtri, déchiré, pantelant,
Comme lui balotté de raquette en raquette,
Bondir et rebondir, pauvre martyrisé,
Sans trêve ni repos, au gré d’une coquette,
Pour tomber, à la fin, contre le sol brisé »
Claudius Popelin, Poésies complètes, « Le Volant » [13]
« Quoi ! J’irais me livrer au jeu d’un coquette
Comme un pauvre volant battu d’une raquette,
Et qu’on laisse à la fin, triste objet innommé,
Dans un coin, au rebut, sans forme et déplumé ? »
Claudius Popelin, Poésies complètes, « Histoire d’avant-hier » [14]
C’est un cœur transi que des diablesses font valser jusqu’à la blessure. Malheureux volant qui, à force d’être l’objet de coups répétés, finit par y laisser des plumes.
Dans ses Mémoires, publiées en 1863, Alexandre Dumas écrit ainsi :
«Il y avait au fond de tout cela une moquerie que je devinai ; Il était évident qu’aux mains de ces deux belles créatures à la beauté si différente , j’étais un joujou sans importance, une espèce de volant qu’on pouvait impunément renvoyer d’une raquette à l’autre, dût la violence des coups faire sauter quelques-unes de ses plumes.» [15]
Volant dont on se débarrasse, que l’on repousse, et que l’on retourne ramasser pour re-jouer :
«Pourquoi, quand vous m’avez renvoyée, venez-vous me rechercher ?...
Votre caractère est une raquette, mon bonheur est le volant… je ne veux plus vivre comme cela.»
(Céleste de Chabrillan, Mémoires de Céleste Mogador, 1858 [16] )
Les dames sont, elles aussi, victimes d’amants sans scrupules qui malmènent et détruisent leurs cœurs, avant de les abandonner à leur triste sort :
«Un cœur de femme, est-ce donc un volant que chaque coup de raquette doit meurtrir, jusqu’à la fin ?»
(C.-A. Gonnet, « L’homme au bandeau noir » 1937 [17] )
«Il y a un grand nombre, de pauvres diablesses de femmes que le hasard de l’amour ou que les amours de hasard ont jetées dans les bras de petits êtres méprisables, lâches et cruels, qui jouent avec leur cœur comme avec un volant, et qui ne s’inquiètent point s’il retombe sur une autre raquette digne de lui — ou dans le ruisseau.»
(Junius, Lettres de Junius par Alfred Delvau et Alphonse Duchesne, 1862 [18])
Ainsi terminent les cœurs meurtris, flétris, par tant de maltraitance, abandonnés tels des volants usagés. Désormais impropre à une quelconque aventure. Beautés déchues, mises au rebut !
[1] Frédéric Baillette, «Une “emblématique” partie de volant”», lavieduvolant.org, mars 2023.
[2] Auguste Gautereau, La Famille Pitou, Paris, Alexandre Cadot, 1846, pp. 46-47.
[3] Jean-Baptiste Radet, Les Amans sans amours, ou La persuasion intéressée (Comédie en deux Actes et en Prose, mêlée de Vaudevilles), Paris, Chez Barba,1811, Scène VI, p. 15.
[4] Xavier-Boniface Saintine, Un Rossignol Pris au trébuchet, Paris, Hachette, 1856, p. 60.
5] Louis Ulbach, «Le jeu», in La Femme, 15 octobre 1889, p. 156.
[6] Émile Faguet, «Une dévotion à Méléagre», in Journal des Débats Politiques et Littéraires, 16 juin 1894, p. 2.
[7] Édouard Hardy, Le Roman d’un jeune homme riche, avec déductions philosophiques et morales, Blois, 1861, p. 121.
[8] Cette pensée se retrouve dans différents ouvrages : Pierre-Claude-Victor Boiste, Dictionnaire Universel de la langue française avec le latin et l’étymologie, article «Volant», 13ème édition, Paris, Firmin Didot, 1851, p. 751) - Noël Léger, La Clef de la langue et des sciences, ou nouvelle Grammaire française encyclopédique, Tome I, Paris, Dutertre Librairie-Éditeur, 1861, p. 494. Également en exergue d’un poème d’Émile La Rivière, «Le jeu du volant», in Églantines et chrysanthèmes, Paris, Librairie Centrale, 1866, p. 149.
[9] Louis Figuier (publié sous la direction de), La Science Illustrée. Journal hebdomadaire, 28 mai 1892, p. 190. Même allusion dans Victorien Sardou, «La Perle noire» (feuilleton), in Journal de Confolens, 21 juin 1885 : «Tu joues aussi à la raquette avec Christiane… et ce sont vos deux petits cœurs qui servent de volant…»
10] Flamberge, Revue Belge de Littérature et de Sociologie, 1 er juin 1912, p. 92.
[11] Fernande de Lysle, «Huit jours à vivre», in Histoires à l’envers, Paris, Michel Lévy, 1855, p. 9.
[12] Le Guignol , 15 novembre 1866, p. 1.
[13] Claudius Popelin, Poésies complètes, «Le Volant», Paris, G. Charpentiers et Cie Éditeurs, 1889, p. 307.
[14] Claudius Popelin, Poésies complètes, «Histoire d’avant-hier», Paris, G. Charpentiers et Cie Éditeurs, 1889, p. 147.
[15] Alexandre Dumas, Mes Mémoires, Tome 2, Paris, Michel Lévy Frères Éditeurs, 1863, p. 187.
[16] Céleste de Chabrillan, Mémoires de Céleste Mogador, 1858, Tome 3, Paris, Librairie Nouvelle, 1858, p. 187.
[17] C.-A. Gonnet, «L’homme au bandeau noir» [Roman feuilleton], Paris-Soir, 26 mars 1937, p. 4.
[18] Junius, Lettres de Junius par Alfred Delvau et Alphonse Duchesne, Paris, E. Dentu Éditeur, 1862, p. 146.