Le Volant, un jeu pour les filles
Le jeu du volant qui, dans ses premières représentations, était un passe-temps masculin empreint de virilités [1] , va progressivement, puis résolument au XIXème siècle, se transformer en un divertissement physiquement peu exigeant, convenant tout particulièrement aux dames et surtout aux petites filles. «Ce jeu-là […] paraît donner un exercice agréable sans fatiguer», observe ainsi en 1802 la petite Eugénie dans un Abécédaire illustré dédié à la Gymnastique [2].
Pour nombre d’observateurs, le jeu du volant va apparaître comme une forme édulcorée, affaiblie, féminisée, du jeu de paume, jeu viril par excellence, alliant «force de bras» et «force du jugement» [3], ruse et robustesse. Le jeu de paume est une affaire de muscles, d’«haleine» et de «vigueur de l’esprit». C’est une affaire d’hommes (même si quelques très rares dames s’y adonnèrent et parfois y excellèrent).
En 1806, Louis-Marie Bajot notait, dans son Éloge du Jeu de Paume, que le Volant ne différait de la Paume «que par un peu plus de légèreté dans les instrumens [sic], et moins de méthode dans la pratique du jeu» [4].
En 1858, pour l’abbé Laurence de Savigny (1858), le jeu du volant avait été conçu pour pallier à l’incapacité des dames à «prendre part» à l’exercice du jeu de paume : «C’est en cherchant à modifier ce jeu, et à le mettre en rapport avec la faiblesse et la grâce des mouvements [féminins], que le volant fut inventé» [5].
En 1881, Frédéric Dillaye note encore que le «jeu de volant […] est une sorte de paume à deux rendue moins fatigante par une addition de plumes faites à la balle» [6]. D’autant que «pour bien jouer», nombre d’auteurs insisteront régulièrement sur la nécessité de réduire ses déplacements au strict minimum, afin de ne pas paraître disgracieuse : «On reçoit le volant sur la raquette et il s’agit, en se déplaçant le moins possible, de le recevoir et de le renvoyer avec grâce et adresse.» [7] Voir à ce propos : «Pour “bien jouer au volant”».
Si le Volant fait partit des jeux participant à «l'art du lancer» (qui «fortifie les muscles du bras, donne de l’adresse et de la justesse au coup d’œil»), il est, pour Jean-Augustin Amar Du Rivier et Louis-François Jauffret, à réserver aux demoiselles, cette «portion intéressante de notre jeune population» (sic) [8] que les auteurs ne sauraient (totalement) oublier… Le Volant, outre qu’il délasse sans fatiguer, s’accorderait parfaitement aux dames par sa simplicité même. Pas besoin de réfléchir pour y jouer : ce «joli jeu», «cet exercice qui n’a rien que d’aimable», «agréable et salutaire à-la-fois», convient davantage aux mesdemoiselles que le billard, «peut-être un peu trop savant»… et que la paume «trop fatigante» pour elles. Le battoir ou la boule se révèlent trop pesantes à leurs «mains délicates», ce qui n’est pas le cas de la raquette qui «ne les chargera pas trop» [9].
En 1892, dans L’Éducation de nos filles, le Dr Jules Rochard conforte ce cliché d’un amusement placide qui, tout comme le jeu des Grâces [10], ne demande comme seul effort que de se baisser de temps en temps : «De tous les jeux de ce genre, [le volant et les grâces] sont ceux qui comportent la moindre somme d'exercice ; car il est à peine nécessaire de faire quelques pas dans un sens ou dans l'autre, pour recevoir et renvoyer le projectile, et de se baisser de temps en temps pour le ramasser.» [11] (Vers la fin du XIXème siècle des sets de jeu du volant seront même vendus accompagnés de petits filets munis d’un manche permettant de ramasser les volants tombés au sol sans effort.)
Ainsi, le jeu est-il présenté comme tout particulièrement adapté aux anatomies délicates, aux «faibles complexions», celles des jeunes enfants et des Jeunes filles ainsi qu’à la rééducation en douceur des convalescentes. Par «une lettre du 12 février 1814», le célèbre docteur Pinel recommande , par exemple, au chimiste Joseph-Louis Proust de «faire jouer au volant» son épouse alors malade. Et l’éminent savant qui entoure Madame de «soins affectueux» joue avec elle au volant [12].
Le Volant sera envisagé par les médecins comme un précieux auxiliaire thérapeutique et prophylactique pour corriger des déviations anatomiques ou rectifier un strabisme, mais aussi pour lutter contre les névroses (des dames). Voir «Des bienfaits de “l’exercice au volant”» (à paraître)
«Le volant» ou «la raquette» devient un jeu pour les «petits enfants» [13], principalement pratiqué par les fillettes, les «toutes petites» (dixit Jean-Garin Lhermitte) et les demoiselles, plus rarement proposé aux garçons qui lui préfèreront «la balle au mur» ou la paume, jeux qui demandent plus d’énergie, de puissance et de méthode.
S’il arrive que les filles jouent à la balle, c’est alors à la baballe… Les mains remplaçant les raquettes et la petite balle le volant, comme le conseille en 1846, l’Abbé Laurence de Savigny, dans Le Livre des Jeunes Filles.
L’ouvrage qui se présente comme «un cours classique sur l’art de mettre à profit les récréations» des demoiselles, complète son exposé «des jeux et des exercices du pensionnat et de la famille», débuté par la publication, la même année, du Livre des écoliers.
Le Volant auquel l’abbé consacre deux pages, et qui «est sans contredit le jeu le plus universel et le plus populaire de France» [14], est présenté dans le chapitre sur «les jeux d’action», avec les quatre-coins, le cerceau, le saut à la corde, la balançoire, ou encore colin-maillard, cache-cache, etc. et la balle, qui est surtout «un jeu de garçon, et ce n’est seulement que dans quelques rares exceptions, qu’il est admis parmi les passe-temps des demoiselles. [Aussi] les jeunes filles doivent préférer la balle en laine filée, pelotée sans être serrée, aux balles élastiques et aux balles d’étoupe dont le poids et la dureté peuvent être dangereux.
Les exercices violents, et qui demandent un grand développement de force étant incompatibles avec les natures délicates, les jeunes filles ne doivent faire usage de la balle que comme remplacement du volant, c’est-à-dire qu’en substituant leur main à la raquette, elles lanceront et recevront tour à tour la balle, développant sa courbe dans un espace très-circonscrit.» [15]
En 1856, La Régence. Revue Des Échecs et autres Jeux, voyait dans l’angélique volant le symbole de la pureté juvénile : «Voilà un jeu aimable faisant voir l’agilité et la grâce ; il ne demande point de force, aussi est-il le jeu favori de l’enfance, dont la blancheur est le symbole, et des femmes condamnées à la faiblesse.» [16]
Pour une anlyse de ce symbole de pureté préservée se reporter à « Le volant, un jeu de pucelle ».
Le Volant décrit comme peu éprouvant offre une bienfaisante détente présentant peu de risques de blessure. Aussi convient-il parfaitement au délassement des demoiselles bien éduquées, qui doivent se garder de s’agiter et de courir dans tous les sens, au risque de perdre leur élégance. «Soyez toujours gracieuses dans vos gestes», conclut Frédéric Dillaye [17].
En 1889, pour Philippe Daryl, la subtilité du jeu, toute sa finesse, réside dans la capacité à y jouer sans quasiment se dépenser. La gestuelle de l’habile joueuse doit être toute en retenue et en légèreté : «Le fin du jeu consiste à s’agiter le moins possible ou le plus posément qu’on peut, en surveillant toujours le volant dans sa course, pour le frapper avec grâce quand il arrive à portée.» [18]
C’est un amusement des plus aimable, qui «fait les délices des jeunes filles, dont il exerce l’adresse sans produire de fatigue», précise, en 1888, La Grande Encyclopédie [19].
En 1892, il est encore, selon Louis Barron (auteur d’un ouvrage sur Les Jeux. Jeux historiques, jeux nationaux, sports modernes), un divertissement «sans prétention» pour les femmes qui fait «valoir la souplesse et la grâce félines de leurs mouvements» [20].
C’est une pratique acceptable pour faire (un peu) bouger les jeunes filles. Si des exercices attrayants sont nécessaires pour les sortir de leur ennuyeuse sédentarité, de leur «locomotion monotone», leur éducation doit «s’en tenir aux jeux qui […] n’exigent qu’un déploiement de force très modéré», insiste en 1892 le Docteur Jules Rochard dans L’Éducation de nos filles. «L’éducation athlétique, les exercices violents ne sont pas leur fait. Il ne s’agit pas d’en faire des clowns, ni des viragos, il ne faut rien leur ôter de la grâce de leur sexe. Les jeux, les exercices qui leur conviennent doivent avoir pour but de développer leur système musculaire et le jeu de la poitrine, de donner à leurs mouvements la précision, l’harmonie et l’élégance […]. Le sport, avec son entraînement et ses luttes, ne leur sied pas du tout.» [21]
En 1910, ce jeu de «plein air» est toujours pour Tante Caline, qui s’adresse à ses chères nièces, qu’«une façon charmante de vous distraire et aussi d’exercer votre adresse» [22].
«C’est un jeu sage, ignorant des excès» [23], «un plaisir calme», auquel les petites filles jouent gentiment dans des espaces proches, l’allée d’une propriété ou d’un parc, dans une cour ou sur un pas de porte, sous surveillance maternelle, accompagnées d’une grande sœur ou d’une gouvernante.
Le jeu du volant est donc de «tous les jeux d’exercice» celui qui est le plus adapté aux «jeunes personnes» (comprendre aux demoiselles) :
Un jeu approprié au corps des femmes
Le jeu du volant convient aux dames, et plus particulièrement aux jeunes filles, car il donne à voir les qualités attendues d’une femme : la grâce («cette mystérieuse émanation de la féminité “biologique”») [24], la délicatesse, l’insouciance. Les dames y déploient leurs charmes, et leurs atours.
Le Volant est d’autant plus adapté au «beau sexe» que les trajectoires arrondies du bel emplumé, sa légèreté, sa pureté, sont à l’image de l’idéal féminin.
Outre son côté plaisant et presque reposant, sa gestuelle, toute en rondeurs et déliés, la douceur du mouvement du bras [25], en font encore en 1933 le «jeu de l’élégance parfaite» (Jean Garin-Lhermitte [26]) !
Le jeu participe à la fabrique d’un port de corps aristocratique, au façonnement d’un corps gracieux et redressé ! Il structure un maintien empli de noblesse, de distinction et de droiture (autant posturale que morale) [27].
En 1821, le Nouveau Journal de Médecine souligne cet effet bénéfique : «Le jeu du volant, spécialement destiné aux femmes et qui en développant les parties supérieures, donne au corps de la rectitude et de la grâce.» [28]
En 1884 dans son ouvrage sur La Gymnastique, Alfred Collineau explique que le volant et la raquette ainsi que le jeu des Grâces, «jeux d’adresse et de précision [qui demandent], à l’exclusion de toute fatigue, une certaine activité[…], sont merveilleusement appropriés aux aptitudes physiques des jeunes filles dont ils font valoir la souplesse et rectifient les attitudes vicieuses, à l’occasion.» [29]
En 1892, un article consacré à «La Mode» note cette mise en valeur des attraits du corps féminin : «Les jeunes filles et les jeunes femmes s’exercent à lancer habillement le volant : le mouvement fait valoir leur taille et leur grâce.» [30]
Autre avantage, il contribue au «développement de la gorge» (la poitrine). Au chapitre «Hygiène de la femme», de son Histoire philosophique et médicale de la femme, le docteur Menville de Ponsan souligne que «jouer au volant» est une activité qui «a toujours paru très favorable […] au développement des seins chez les jeunes filles» (tout comme «tirer sur une corde [ou], pétrir du pain») [31].
Mise en valeur de corps juvéniles, séduisants et aphrodisiaques
Un vent de grisante liberté souffle, le dimanche dans Paris, lorsque les jeunes filles s’y adonnent «tête nue» et que leurs «chignons se déroulent» :
Dans les romans et les poèmes d’amour, le jeu du volant révèle les corps désirables de jeunes filles en fleur. Il surligne des formes enchanteresses, des cambrures, d’affriolantes courbures. Il fait «fait saillir les lignes galantes».
Dans ses élans, ses déploiements, ce «très joli jeu», donne à voir des parcelles de corps érotisées («un bout de mollet», un avant-bras laiteux). Il laisse entrapercevoir d’émoustillantes marbrures l’azurant des chairs immaculées : « De fines veines bleues [qui apparaissent] soudain à fleur de peau ». Des parcelles de corps qui suscitent des émois, jusqu’à la perte de contrôle de l’émoustillé. L’œil du partenaire en oublie alors le volant, pour admirer «dans toute sa chère longueur, du poignet à l’épaule, ce joli bras souple et nerveux» [32] :
Les parties de volant mettent tout autant en valeur des prestances qu’elles dénonceraient des pesanteurs, des lourdeurs… Les corps graciles des jeunes filles, eux, ondoient au grès des menus déplacements et révèlent quelques adorables nudités qui envoûtent et déboussolent un partenaire saisi par d’autres pensées :
Ch.-M. Laurent, « Un Déclassé », Le Roman. Journal des feuilletons, 1er janvier 1883 [33] .
Une répartition sexuée des exercices du corps
Les pratiques physiques se sexualisent, instaurant une partition entre des activités destinées aux garçons qui se les approprient et des amusements convenables, seyant aux filles et dont elles doivent se contenter.
«Le volant, note succinctement Édouard Hocquart, dans son Alphabet des jeux de l’enfance, publié en 1818, est un jeu qui convient aux petites demoiselles ; les garçons préfèrent en général jouer à la balle» [34].
Le «sexe charmant» ne saurait singer l’homme sans se dévoyer en se masculinisant. La femme ne doit pas franchir une ligne de démarcation sportive, enfreindre les codes et les rôles impartis au «sexe faible» (physiquement, intellectuellement, voire moralement), ce tenace et bien commode mythe scientifique qui remonte à Aristote [35].
Les femmes ne doivent pas empiéter sur le territoire (de jeu) de leurs futurs «compagnons de vie» et rester cantonnées aux amusements correspondant à leur exquise et divine constitution, au risque de brouiller et de renverser l’ordre «naturel», ontologique et providentiel, des sexes.
En restant dans la cour des faibles, la femme reste à la place qui lui est impartie, dans l’ombre de l’Homme fort, dont elle n’est que le gracieux complément, le faire-valoir et la bonne à tout faire. Elle doit lui rester soumise et accepter ce strapontin. Si l’exercice physique lui est bénéfique (et recommandé), ce sont les tâches ménagères (le balayage, l'époussetage, le blanchissage) qui y contribueront largement (et accessoirement des pratiques comme le jeu du volant), plutôt que la gymnastique, le trapèze ou les haltères qui endurciront ses mains et lui feront oublier de s’occuper de son intérieur…
Ainsi, à la toute fin du XIXème siècle, la Baronne Blanche Staffe se désole de l’attrait de certaines femmes pour les sports habituellement réservés aux hommes :
«Je suis peinée de voir la femme singer les allures masculines, suivre l'homme sur tous les terrains, aborder tous les sports violents. […] La femme devrait s'en tenir aux exercices qui rythment les mouvements et n'exigent aucun effort musculaire.
On veut qu'elle conserve les dons exquis que Dieu lui a départis en la faisant d'une nature différente de celle de l'homme, en la dotant de goûts opposés à ceux de son compagnon de vie.
Une harmonie existe dans le contraste voulu par la Providence, la femme complète l'homme, mais ne doit pas être sa ressemblance exacte : lui a reçu la force en partage, elle la grâce. Un peu de timidité lui sied, à elle, pour lui faire chercher l'appui du bras robuste de l'homme […].
N'y a-t-il pas là une raison pour réprouver la gymnastique à laquelle se livrent les petites filles, les jeunes filles et les jeunes femmes ? Pourquoi ne pas lui substituer les travaux du ménage qui font aussi agir tous les membres ? Ils ont été, de tous temps, reconnus comme excellents pour la santé. Le balayage, l'époussetage, le blanchissage valent mieux que le trapèze et ne compromettent pas les mains davantage. À manier un balai et un plumeau les mains grossissent moins qu'à élever les haltères. […]
Une femme masculinisée est beaucoup moins distinguée qu'une douce ménagère. […]
À quoi bon se faire des biceps masculins ? Ce n'est pas indispensable pour se bien porter et la force d'Hercule nous est inutile. […]»
Nonobstant, les petites filles ayant besoin, «comme les garçonnets […] de courir, de grimper, de sauter, de s’amuser sans contrainte[pour répondre au] besoin du corps en développement […], il n'y a pas lieu de refréner la fougue innocente de l'enfance dans les jeux. On doit seulement surveiller ces jeux.»
Plutôt que de «s’adonner aux sports violents, qui font délaisser l’intérieur», la femme se consacrer au croquet, au jeu de boule et à «celui de la raquette et du volant [qui] est très gracieux, convient aux femmes jeunes et met tout le corps en mouvement.» [36]
Ces stéréotypes genrés structurent et confortent un rapport de domination, en infériorisant les femmes. Ce cloisonnement des pratiques est renforcé par une stricte séparation scolaire des sexes. Sur nombre de photos d’institutions ou de pensionnats pour jeunes filles, celles-ci posent en groupe avec raquettes et volants :
En 1877, dans son Traité de gymnastique hygiénique et médicale, Narcisse-Auguste Gérardin, disserte sur les bienfaits de l'exercice de la balle au mur à mains nues (et de la paume) sur l'organisme (endurcissement du corps à la fatigue, acquisition de vigueurs et de vivacités). Un exercice convenant principalement aux jeunes gens au contraire du jeu de volant qui, «appartient plus particulièrement au sexe féminin». Outre le peu d'effort demandé pour «faire voyager dans les airs un léger morceau de liège surmonté de plumes bariolées», l'exercice, en développant les muscles du cou, travaillerai au redressement de la tête :
En 1902, dans un article consacré au Jeu du volant, le journal Le Progrès de la Côte-d’Or réaffirme sans ambiguïté cette nette répartition des «styles ludiques» (Charles Bried, Les Écoliers et les écolières, 1956). Côté garçons, action et efforts musculaires, défoulement. Côté filles, calme, harmonie, modération : «Il faut aux garçons des jeux bruyants, souvent violents qui développent surtout la force et l'esprit d'initiative et sont toujours plus ou moins l'image de la guerre. Aux jeunes filles conviennent des exercices plus calmes, exigeant moins de vigueur et de mouvements mais développant la grâce, exerçant l'adresse sans produire de fatigue.
Aucun jeu plus que le volant ne remplit ce pro-gramme [sic] ; aussi fait-il les délices des fillettes et même des jeunes filles presque bonnes à marier.» [37]
En 1909, on peut encore lire dans L’École et la famille. Journal d’Éducation, d’Instruction et de Recréation : «La petite fille s’amuse avec sa poupée, son ménage, son volant et sa raquette. Le petit garçon est plus remuant ; […] il joue de préférence avec sa toupie, son ballon et ses quilles qui l’obligent à courir.» [38]
Même refrain en 1934 : «En attendant l’heure de la classe, les élèves sont en récréation. On joue à des jeux divers : les petits garçons, aux barres, aux quilles, à la toupie, aux quilles ; les petites filles, au loto, à la corde, à la dinette, à la poupée, à la marelle, au volant.» [39]
Pas pour les garçons !
La question de l’intérêt du jeu du volant dans l’éducation des garçons avait été tranchée, dès 1762, par Jean-Jacques Rousseau dans son Émile, ou de l’Éducation : ceux qui préfèrent le volant aux jeux de balles (en l’occurrence la paume), parce «qu’il fatigue moins et qu’il est sans danger» se fourvoient. Le Volant ne présente aucun risque physique et n’endurcit ni les corps, ni ne forge les caractères à la hardiesse et à l’intrépidité. C’est «un sport de femme», tranche le philosophe : «Leurs blanches peaux ne doivent pas s’endurcir aux meurtrissures et ce ne sont pas des contusions qu’attendent leurs visages ».
Tout au contraire, la formation physique et morale des hommes relève de la construction de vaillances et de la fortification de robustesses combatives, par l’apprentissage de vivacités aiguisées et de promptes esquives : «Mais nous, faits pour être vigoureux, croyons-nous le devenir sans peine ; & de quelle défense serons-nous capables, si nous ne sommes jamais attaqués ? On joue toujours lâchement des jeux où l’on peut être mal-adroit sans risque ; un volant qui tombe ne fait de mal à personne ; mais rien ne dégourdit le bras comme d’avoir à couvrir la tête, rien ne rend le coup-d’œil si juste que d’avoir à garantir les yeux. S’élancer d’un bout d’une salle à l’autre, juger le bond d’une balle encore en l’air, la renvoyer d’une main forte & sûre, de tels jeux conviennent moins à l’homme qu’ils ne servent à le former.» [40]
Le jeu du volant qui manque de dangerosité n’arme pas suffisamment les virilités naissantes. Il ne permet pas d’acquérir la «mâle vigueur qui caractérise l’homme de la nature», cette «énergie courageuse qui distinguait les anciens» sur laquelle se répandent, en 1803, Amar Durivier et L. F. Jauffret dans La Gymnastique de la Jeunesse [41] et qui leur permettait de résister aux mauvaises tentations.
À partir de la fin du XVIIIème siècle et tout au long du XIXème, pédagogues, éducateurs et médecins vont se mobiliser pour combattre l’amollissement des mœurs, et promouvoir l’exercice physique pour tenter d’enrayer le «péril mortel», présenté comme apocalyptique, de l’Onanisme chez les jeunes gens [42].
La parution de L’Émile est, en effet, concomitante de la diffusion massive du livre du Docteur Samuel-Auguste Tissot : L’Onanisme.Dissertation sur les maladies produites par la masturbation, qui transforme la masturbation adolescente en une funeste maladie épidémique. La grande peur qui taraude la bourgeoise en ce début de XIXème siècle, c’est le «péril masturbatoire», l’onanisme, infâme et mortelle pratique !
Aussi, n’est-il pas anodin que, dès le début de leur introduction, Amar Durivier et L. F. Jauffret fassent référence à Tissot (p.15 et p. 23), pour pointer l’oubli de l’indispensable développement des facultés physiques et donc de la «Gymnastique» chez les garçons.
L’abominable figure de l’enfant-bourgeois-masturbateur et sa funeste destinée vont terrifier un siècle hanté par la dégénérescence et semer l’effroi dans une bourgeoisie qui, soucieuse de transmettre son héritage, voit les espoirs qu’elle fonde dans sa progéniture anéantis par la «pernicieuse habitude».
Aussi devient-il urgent de remédier à «une éducation molle et efféminée», cette «cause première de notre faiblesse actuelle», de lutter contre l’accoutumance «au luxe efféminé», qui enfante des pleutres, effrayés par «la plus petite difficulté», épouvantés par «le moindre danger». Des mauviettes, des apeurés, des paresseux, des infirmes à la constitution débile ! Pour endiguer les méfaits délétères de cette abomination, il faut «fortifier à-la-fois le corps et l’âme des jeunes gens», ne pas oublier le «mouvement», car «le défaut de mouvement […] entraîne nécessairement la corruption et la mort» [43] .
L’ennui, l’isolement conduisent inévitablement à la «pernicieuse habitude», source de dégénérescence, d’idiotisme, d’impuissance, annihilant tout espoir de saine descendance. L’inactivité, la passivité, la nonchalance, sont suspects car ces attitudes de retrait conduisent à la dépravation ou en sont le signe, le stigmate. Aussi faut-il impérativement surveiller les «enfants tristes et mélancoliques», les «jeunes gens sans gaîté» [44].
L’exercice devient salutaire. Il doit développer adresse et agilité, mais surtout endurcir les corps. Un corps qui se doit d’être robuste et vigoureux pour faire preuve de témérité, d’intrépidité, et obéir aux décisions de l’esprit, dont il «devrait être […] le docile instrument», en le secondant «dans ses opérations» [45]. «Force de corps, et […] fermeté d’âmes inébranlables» (p. 51).
Le jeune homme «sans exercice», «le lâche efféminé» [46], celui qui a été dorloté, choyé par des «mères trop indulgentes» [47], se révèle impuissant, totalement démunit face au danger. Il subit et se retrouve «sans force au moindre péril » [48], «trop faible et trop pusillanime» pour «combattre l’adversité». Incapable de faire face aux «évènements les plus imprévus, [aux] revers les plus accablants», toujours en proie à «l’affreux désespoir», victime de sa « molle timidité » [49]. Piégé dans son inactivité, affaiblit, «enveloppé dans son malheur», il est porté «à des extrémités désespérantes»… [50]
Une complexion faiblarde, maladive, engendre la tristesse, la mélancolie : «L’âme […] s’abîme dans un océan de pensées ténébreuses» [51], au risque d’être gâtée et de perdre son innocence !
Même si les auteurs de l’explicitent pas, le jeu du volant, qui ne forge ni un corps robuste capable de résister aux tentations du vice, ni n’épuise suffisamment les organismes pour les plonger dans un sommeil aussi réparateur que protecteur, ne s’aurait convenir pour endiguer un mal endémique qui affecte «l’élite même de la jeunesse» [52], «l’avenir de la France» !
Notons toutefois que si Tissot, ce promoteur de la «folie antimasturbatoire» [53], conseille le volant dans son chapitre sur «Les mouvements», c’est uniquement pour tenter de sortir les «personnes faibles» et tristes du marasme dans lequel elles s’enfoncent. À défaut de pouvoir faire une promenade («le tour du jardin» ou quelques lieux), «quand la saison ne permet pas de sortir, on doit se donner du mouvement dans la maison […] par quelque jeu d’exercice, tel que le volant, qui exerce également tout le corps» [54].
Si le volant peut être utile, c’est dans l’espoir de sauver les cas désespérés. Il ne saurait être recommandé dans l’éducation des garçons, et disparaît des ouvrages traitant des jeux et exercices qui leurs sont dévolus.
En 1894, Auguste Omont peut ainsi constater dans son ouvrage sur Les jeux de l’enfance que : «Les jeunes filles s’adonnent plus particulièrement à ce jeu.» [55] et beaucoup moins les garçons (si ce n'est les tout-petits avec leurs grandes sœurs).
Pour découvrir :
- d'autres illustrations où quasi exclusivement des fillettes jouent au volant : «Chromos publicitaires et jeu du volant» ;
- des portraits ou une majorité de demoiselles pose avec les instruments du jeu : «Portraits photographiques avec raquettes et volants (1860-1921)».
[1] Voir à ce sujet : «Pour “bien jouer au volant”» et «Le volant un jeu de “garnements” ?».
[2] «Le Volant», in Abécédaire Gymnastique, ou Nouvelle méthode pour apprendre à lire aux enfans […], Paris, Legras et Cordier, Imprimeurs-Libraires, 1802, p. 61.
[3] Expressions extraites de Charles Hulpeau, Le Jeu Royal de la paume , Paris, Chez Charles Hulpeau, 1632, et du chapitre «Le Jeu de la Paulme», in Académie Universelle des jeux, Paris, Chez Théodore Legras, 1730, pp. 692-710.
[4] Louis-Marie Bajot, Éloge de la paume et de ses avantages sous le rapport de la santé et du développement des facultés physiques, 1806, 1ère édition, Paris, Imprimerie Didot jeune, p. 138
[5] Abbé Laurence de Savigny, Le Bonheur des enfants, chapitre n° 35 : «Le volant et la balle», Paris, Aubert & Cie, non daté (réédité en 1858 chez A. De Vresse), pp. 137-138.
[6] Frédéric Dillaye, «Le jeu de volant», in Le Journal de la Jeunesse. Nouveau Recueil Hebdomadaire Illustré, 1ère semestre 1881, p. 218.
[7] Philogone, «Jeux hygiéniques de plein air. Le volant», in Les Belles Images, n° 126, 13 septembre 1906, p. 10.
[8] Jean-Augustin Amar Du Rivier et Louis-François Jauffret, «Le Volant», in La Gymnastique de la jeunesse, 1803, p. 121 et p. 155.
[9] Ibidem, pp. 155-157.
[10] Jeu d’échanges, consistant à envoyer et rattraper à l’aide de deux baguettes (ou bâtonnets) un petit cerceau.
[11] Dr. Jules Rochard, L’Éducation de nos filles, Paris, Hachette et Cie, 1892, p. 117.
[12] M. Godard-Faultrier, «Notice biographique sur le chimiste J.-L. Proust», in Société nationale d’agriculture, sciences et arts d’Angers. Commission archéologique , n° 32, Angers, Cosnier et Lachèse, 1852, p. 13.
[13] «Volant», in Alphabet illustré des jeux de l’enfance, contenant des exercices de lecture, l’explication des Jeux de l’Enfance les plus intéressants […], Paris, Delarue Libraire-Éditeur, 1851, pp. 77-78.
[14] Abbé Laurence de Savigny, «Le Volant», in Le Livre des jeunes filles. Jeux. — Récréations. Exercices. — Arts utiles et d’agrément. Amusements, etc., Gustave Havard, Paris, 1846, p. 14.
[15] «La Balle», Ididem, p. 43-45. «Le jeu de balle ne doit être pour les jeunes filles qu’une imitation de ce jeu d’autrefois auquel on a donné le nom de jeu de grâce, et qui consiste à lancer et à recevoir gracieusement un petit cerceau, au moyen de deux bâtonnets. Dans le jeu de balle tel que nous le conseillons, la pelote de laine remplace le cercle, et les mains tiennent lieu de bâtons.»
[16] La Régence. Revue Des Échecs et autres Jeux, 1856, p. 110.
[17] Frédéric Dillaye, «Le volant», in Les Jeux de la jeunesse : leur origine, leur histoire et l’indication des règles qui les régissent, Paris, Imprimerie A. Lahure, 1885, p. 243.
[18] Ph. Daryl, «Les jeux de plein air pour les jeunes filles. Le volant», in La Femme, journal bimensuel publié par l’Union Nationale des Amies de la Jeune fille, n°9, 1 er mai 1889, p. 68.
[19] T. De Moulidars, «Le volant», in Grande Encyclopédie méthodique, universelle, illustrée, des jeux et des divertissements de l’esprit et des corps, Paris, A la Librairie Illustrée, p. 320.
[20] Barron Louis, Les Jeux. Jeux historiques, jeux nationaux, sports modernes, Paris, Henri Laurens Éditeur, 1892, pp. 218-219. Texte intégral disponible sur BabordNum.fr.
[21] Dr Jules Rochard, L’Éducation de nos filles, Paris, Librairie Hachette et Cie, 1892, p. 108 et 107.
[22] «La page de Tante Caline», «Boîte à Surprises. Le Volant», in Le Jeudi de la Jeunesse, n° 327, 28 juillet 1910, p. 223.
[23] «Le Volant», image à collectionner éditée, vers 1915, par Les Laboratoires Gobey, série de 11 cartes réclame sur les «Jeux enfantins anciens».
[24] Elena Gianini Belotti, Du Côté des petites filles, Paris, Éditions des Femmes, 1974, p. 127.
[25] Il faut que le «le mouvement du bras [soit] très-doux», in «V. Volant», Alphabet Gymnastique, pp. 67-68.
[26] Jean Garin-Lhermitte, «Le Jeu de Volant», in Le Progrès de la Somme , 19 février 1933, p. 8.
[27] Cf. Georges Vigarello, Le Corps redressé, Paris, Éditions Jean-Pierre Delarge, collection «Corps et Culture», 1970 (réédité, Éditions du Félin, 2018).
[28] Nouveau Journal de Médecine, chirurgie, pharmacie, etc., mai 1821, Tome XI, 1821, pp. 298-299.
[29] Alfred Collineau, La Gymnastique. Notions physiologiques et pédagogiques. Applications hygiéniques et médicales , Paris, J.-B. Baillière et Fils, 1884, p. 588.
[30] Marjolaine, «La Mode», Le XXème Siècle. Journal quotidien politique et littéraire, 9 août 1892.
[31] Menville de Ponsan (Docteur), Histoire philosophique et médicale de la femme, Tome 2, Paris, J.B. Baillière et Fils, 1858, p. 59.
[32] Ernest d’Hervilly, «Le Bras», in La Vie Moderne, 3 avril 1880, p. 214. Source Retronews.
[33] Ch.-M. Laurent, «Un Déclassé», in Le Roman. Journal des Feuilletons Marseillais , n° 1055, 1er janvier 1883, p. 670.
[34] Édouard Hocquart, «Le jeu du volant», Alphabet des jeux de l’enfance. Orné d’un grand nombre de jolies figures, Paris, J. Langlumé et Peltier, 1818, p. 44. Réédité en 1860 sous le titre d’Alphabet des jeux de l’enfance renfermant la description des jeux les plus amusants et des Notions instructives sur divers sujets).
[35] Voir, par exemple, Adeline Gargam et Bertrand Lançon, «Quand Aristote invente le mythe scientifique du sexe faible».
[36] Baronne Blanche Staffe [1843-1911], Mes Secrets, chapitre «Les exercices du corps et les sports», paragraphe «La gymnastique et les travaux du ménage», Paris, G. Havard Fils Éditeur, 1896, pp. 84-87.
[37] «Le Jeu du volant», Le Progrès de la Côte-d’Or, 5 octobre 1902, pp. 11-12.
[38] L’École et la famille. Journal d’Éducation, d’Instruction et de Recréation , n° 13, 1er juillet 1909, p. 293.
[39] «Grammaire et orthographe – Les Jeux», in L’École et la Famille, 15 octobre 1934, p. 38.
[40] Jean-Jacques Rousseau, Émile, ou de l’Éducation, Tome premier, La Haye, Chez Jean Néaulme, Libraire, 1762, pp. 404-405.
[41] M. A. Amar Durivier et L. F. Jauffret, La Gymnastique de la Jeunesse ou Traité Élémentaire des Jeux d’Exercices, considérés sous le rapport de leur utilité physique et morale, Paris, A. G. Debray Libraire, 1803, p. 12 et p. 6.
[42] Cf. «Du chétif masturbateur à l'athlète accompli. Éducation physique et répression sexuelle», Quel Corps ?, n°26-27 («Le corps analyseur»), mai 1985, p. 46-65.
[43] Ibidem, respectivement p. 7, 12, 14, 19 et 20.
[44] Ibidem, p. 50.
[45] Ibidem, pp. 26-27 et p. 38. «Endurcissons le corps, et il acquerra bientôt la force qui lui manque : exerçons-le fréquemment, et il deviendra nerveux et actif. L'âme, plus vigoureuse, contractera un caractère de fermeté, de courage, d'énergie infatigables et n'éprouvera jamais le supplice de l'ennui.» (p. 37)
[46] Ibidem, p. 43.
[47] Ibidem, p. 54.
[48] Ibidem, p. 51.
[49] Ibidem, pages 51 à 54.
[50] Ibidem, p. 155.
[51] Ibidem, p. 50.
[52] – Dr. J.-B.-D. Demeaux, «Note sur l’onanisme et sur les moyens d’en prévenir ou d’en réprimer les abus dans les établissements consacrés à l’instruction publique», in Moniteur des Hôpitaux, travaux originaux du Mardi 29 septembre 1857, p. 931.
[53] Cf. Roger-Henri Guerrand, «Haro sur la masturbation», in L’Amour et la sexualité, Paris, Le Seuil, 1984, p. 10.
[54] Samuel-Auguste Tissot, L’Onanisme. Dissertation sur les maladies produites par la masturbation , 1817 (3ème édition), p. 225.
[55] «La Raquette», in Auguste Omont, Les Jeux de l’enfance à l’école et dans la famille, Paris, Librairie Classique Internationale, 1894 (5ème édition), p. 27.