Le Volant, un jeu de « Pucelle » ?
À l’origine de cette singulière interrogation, la découverte d'une estampe, réalisée en 1791 par le peintre et graveur londonien John Raphael Smith (1751-1812), intitulée Une Pucelle (A maid). Gravure représentant une angélique jeune fille mimant la mise en jeu d’un volant finement emplumé.
Peau satinée, lignes délicates, chevelure dorée aux boucles ondoyantes, la timide ingénue, nimbée d’un halo de lumière diaphane, esquisse un doux sourire. Sourire embarrassé. Comme gênée par le regard (adulte) posé sur elle. Troublée par la toute nouvelle attention dont elle est l’objet.
Elle se présente, prête à éclore, buste et tête imperceptiblement penchés, comme pour s’excuser du nouvel intérêt qu’elle suscite. Presque craintive. En tout cas intimidée. Joues finement et délicieusement, rosées.
C’est encore une jeune fille, aussi mignonne que naïve, au sortir de l’enfance, qui s'apprête à lancer un volant, comme un cœur à saisir. Les poètes n'ont-ils pas souvent comparé le volant à un cœur errant, voltigeant de raquette en raquette, que galants et galantes s’appliquaient à échanger (voir «Les jeux de l'amour et du volant» et tout particulièrement le poème d'Émile Blémont «Le Volant», 1890).
Inscription figurant sous l'image : Design'd & Engrave'd by J.R Smith .
London Publish'd Jany. 1st 1791 by J.R. Smith King Strt. Covent Garden.
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Version noir et blanc en fin d'article
Cette Pucelle, gamine à peine nubile, un brin nunuche, qui timidement s’avance, est une oie blanche, une nymphette. Chair délicate, offerte aux fantasmes masculins. Fantasme de «jolies gamines naïves» (Alain Robbe-Grillet) [1] , prête à s’ouvrir… C'est une belle plante en devenir qui ne va pas tarder à se redresser pour apparaître dans toute sa royale splendeur, à l'instar du lis blanc (symbole par excellence de pureté et de virginité) qui garni le hall d'entrée et dont la légère courbure épouse l'inclinaison de la préadolescente.
Regard masculin, d’un adulte (celui du peintre) posé sur une enfant prépubère, sur une ingénue. «Femme-enfant fatale» aux pouvoirs ensorcelants. Vision enchanteresse d’une prude et tendre fillette transformée en objet de désir, en un objet sexuel. La mièvre jouvencelle, une débutante, est offerte aux regards concupiscents et autres appétits lubriques. Sa laiteuse fraîcheur attise les convoitises.
Elle est le «visage de la jeune fille à qui l’on n’a pas encore volé son ciel» (Henri Michaux).
Raison pour laquelle elle est si précieuse : «Son apparence est éphémère, elle va disparaître à jamais. C’est ce qui la rend si désirable. Elle est décrite comme un trésor», explique Pierre Péju qui, dans Métamorphoses de la Jeune Fille, étudie le cheminement de cette représentation de la Jeune Fille. Un mythe «structuré par les fantasmes patriarcaux et par la conception exclusivement machiste du monde» [2].
Si des romans de chevalerie aux descriptions contemporaines les canons varient et évoluent, explique ce romancier et philosophe, l’idée de sa perfection est constante : «Le corps et le visage sont beaux, la peau est lisse, la chevelure abondante. La petite fille a achevé sa croissance, elle est pubère, elle a atteint la perfection.» [3] Elle sort de son enfermement, prend la lumière, ne demandant qu'à s'épanouir et à être cueillie.
L'«oiselle immaculée» semble, en effet, descendre d’un d’appartement (voir l'escalier placé en arrière-plan) où elle était jusque-là précieusement retenue et préservée. Enfin dévoilée, elle apparaît telle une sainte. Blanche beauté venue des cieux… Une éclosion ! La présentation d’une «fille neuve», «sans connaissance, ni tentation». Inexpérimentée.
Comme le note encore Pierre Péju : «Longtemps, pureté et chasteté furent présentées comme des qualités essentielles de la Jeune Fille. En plus de sa virginité […], c’est son “innocence” qui semble exigée de façon impérative. Un mélange d’ignorance de “choses de la vie” […] et d’ingénuité» [4].
« Tranquille en mes désirs »
Souvent qualifié de sage et d’innocent, le jeu du volant était aussi celui de l’innocence, de l’ingénuité. L’image d’une pureté d’âme, la promesse d’un corps ni souillé, ni corrompu. Corps irréprochablement vierge. Corps authentique, d’autant plus désirable et attractif qu'auréolé d'une candide fraîcheur.
Corps embelli, rehaussé, par «cette séduisante innocence qui et la plus belle parure d’une jeune fille», comme l’écrivait en 1858 Charles-François Melville de Ponsan, dans son Histoire médicale et philosophique de la femme [5].
Innocent amusement, le Volant procurait un chaste plaisir. Aussi convenait-il à la Jeune Fille «sans souci, sans chagrin, tranquille en [ses] désirs / Une raquette et un volant forment tous [ses] plaisirs», comme le souligne en 1737 le quatrain de Bernard Lépicié accompagnant la reproduction du tableau de Jean-Baptiste Simon Chardin, «La Fillette au volant». Portrait d’une adolescente rêveuse, au regard perdu. Celui d'une délicate jeune fille, calme, corsetée, correctement éduquée, tenant encore en main les jouets de son enfance (une raquette et un volant... phallique ?), mais n’y jouant plus. Figée, inexpressive, comme perdue dans de nouvelles pensées…. Le temps semble pour elle suspendu. Impassible, elle attend...
Gravée en 1742 par Bernard Lépicié, d'après le tableau de Jean-Baptiste Siméon Chardin, «La Fillette au volant», 1737
«Sans souci, sans chagrin,
tranquille en mes désirs ;
Une Raquette et un Volant
forment tous mes plaisirs.»
Inscription sous le poème : «A Lyon chez Gentot rue Mercière»
© British Museum
Le tableau originale est exposé au Musée des Offices de Florence,
sous le titre «Fanciulla che gioca au volano» (voir reproduction en fin d'article).
« L’attente du moment »
Ces beautés solitaires n’espèrent-elles pas la venue de l’âme sœur, du compagnon de jeu idéal, de l'Homme, ce preux chevalier qui viendra les délivrer de leur ennui et de leur enfance ?
Comme dans «L’Attente du moment», une gravure de François Elsen du début du XVIIIème siècle qui fait étrangement écho à celle de Lépicié.
Même regard perdu. Attitude pensive plus accentuée, presque mélancolique. Attente passive du Prince charmant, pour engager une (tout autre) partie.
Jeune Fille cloîtrée derrière d’épaisses murailles, recluse. Élevée à l’abri de toute corruption (dans un donjon ?). Fille «promise», enfermée, préservée jusqu’aux épousailles…
Le jeu du volant ne fût-il pas tout particulièrement «en honneur dans les couvents et institutions de jeunes filles» [6], ces hauts lieux de claustration et de «pieux enfermements» (Péju) !
De la Jeune Fille à la Demoiselle
Le jeu du volant participait à «la fabrication de la demoiselle», cette «forme parfaite de la féminité», obtenue au terme d’une «éducation minutieuse visant à produire une femme à la fois pure, polie, obéissante et préparée à occuper avec efficacité sa place dans le grand monde, à s’intégrer convenablement à un ordre patriarcal et phallocratique durement hiérarchisé et codé» [7].
Tous les poncifs de la représentation de l’enfant idéale : belle, gentille, candide, innocente, féérique, jouant gaiement au volant, se retrouvent dans le poème d’Auguste Tavernier, «La Jeune fille est morte», publié en 1844 :
«Elle était jeune et gaie, alerte et si gentille
[…]
Son visage était pur et doux […]
Et d’un air séduisant de céleste candeur.
Ses grands yeux étaient noirs, pleins d’une chaste ardeur,
Et son front embelli de sublime innocence
Commandait au jeu homme, assis en sa présence
Le respect et l’amour qu’on doit à la beauté,
Quand pour compagne elle à la douce chasteté.
Nous la vîmes jouer, bien des fois, le dimanche,
Au soir, comme une fée, avec sa robe blanche !
Le volant décrivait un cercle gracieux,
Et la raquette vive, en mouvement joyeux,
Le frappait au retour et provoquait le rire
De la naïve enfant, quand parfois le zéphire
Emportait le volant un peu trop loin du jeu.
[…]
Oh ! c’était, sur mon âme, une enfant idéale,
Et je n’ai vu depuis, nulle part, son égale.
[…]
Elle est morte !.. elle est morte à peu près sans souffrance
Elle nous fut ravie, ainsi qu’une espérance,
Ou bien, comme une fleur, tombée un soir d’été.
[…]» [8]
En 1902, le journal Le Progrès de la Côte-d’Or, parlant du jeu du volant, écrira qu’il faisait «les délices des fillettes et même des jeunes filles presque bonnes à marier» [9].
Dès lors, le volant apparaît comme un jeu de fillettes qu'elles délaissent lorsqu’elles rompent avec l’enfance pour devenir de grandes demoiselles, prêtes à trouver mari.
Les jeunes filles abandonnent alors les instruments du jeu pour effeuiller la marguerite ou se tourner vers des fruits qui jusque-là leurs étaient inconnus.
Comme sur cette première gravure datant de 1852, intitulée «The Bavarian may queen» figurant une jeune fille se prélassant dans un jardin, raquette et volant posés à ses pieds (illustration publiée dans le Graham’s Magazine, du 1 er janvier 1852, un périodique américain brièvement édité de 1841 à 1858) :
Et comme sur cette reproduction d’une horloge de la même époque, intitulée «L’Innocence», ornée d’une sculpture d’une jeune fille, fleur au corsage, tendant une tranche de pain à un serpent. À ses pieds, là aussi, une raquette et un volant…
Ce détachement d'avec le jeu du volant se retrouve dans deux passages du roman d’Olympe Audouard, L’Homme de quarante ans (1868), où suite à la lecture d’un roman à l’eau de rose, Clémentine désormais «grande demoiselle» en passe de quitter le couvent (cette «vilaine prison») se met à rêver de l’arrivée d’un «beau jeune homme» : «Depuis ce jour, observe-t-elle, mon volant, ma raquette, n’ont plus eu de charmes pour moi, j’ai compris que je devenais une grande demoiselle, que je n’étais plus une enfant.»
Vexée que l'inconnu, à la «fine moustache» et «aux yeux bleus de mer», avec lequel elle commence à causer, confie tout bas à son père qu'elle «est une jolie enfant…», elle s’insurge dans sa tête : «Non, Monsieur, je ne suis plus une enfant : j’ai seize ans, juste l’âge de mon héroïne, et ne joue plus ni à la raquette ni au volant…» [10] !
Ainsi, le jeu du volant, passe-temps tranquille, exercice charmant et gracieux, convenant tout particulièrement aux petites filles (cf. «Le volant, un jeu pour les filles») fut-il perçu comme le jeu d'une enfance vertueuse, et la blancheur du volant comme le reflet de la pureté des demoiselles bien éduquées.
[1] Alain Robbe-Grillet, La Reprise, Minuit, 2001.
[2] Pierre Péju, Métamorphoses de la Jeune Fille (Oppression, échappées et émancipation à travers les siècles et les histoires), Paris, Robert Laffont, 2023, p. 95.
[3] Zineb Dryef, «La jeune fille au cinéma ou les ravages d’un mythe», M le Mag, février 2024.
[4] Pierre Péju, op.cit, p. 63.
[5] Dr. Charles-François Melville de Ponsan, Histoire médicale et philosophique de la femme […], Tome 2, 1858, p. 63.
[6] G. de Lafreté, «Lawn-tennis», in Véloce-Sport et Bicyclette réunis : journal d’information vélocipédiques, 21 novembre 1895.
[7] Pierre Péju, op. cit., respectivement p. 71 et p. 70.
[8] Auguste Tavernier, «La Jeune fille est morte», in Souvenirs de Sainte Ménehould, 1844, pp. 77-78.
[9] «Le Jeu du volant», in Le Progrès de la Côte-d’Or, 5 octobre 1902, pp. 11-12.
[10] Olympe Audouard, L’Homme de quarante ans, Paris, E. Dentu, 1868, respectivement p. 63 et p. 64.
Jean-Baptiste Siméon Chardin, «La Fille au volant», 1741 – Dim. : 82 x 66 cm – Florence, Galerie des Offices
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