«Le volant», poème d'Émile Blémont (1890)
Le Volant
Hier soir, j'ai fait un singulier rêve :
C'était dans un parc, devant un château ;
Le jour déclinait, et deux filles d'Ève
Jouaient au volant en robes Watteau [1].
Le grand parc était plein d'arbres superbes,
De fleurs, de parfums et de chants d'oiseaux ;
L'eau vive luisait sous les hautes herbes,
Des liserons clairs grimpaient aux berceaux.
Un perron de marbre, encadré de lierre,
Où riait un Faune aux regards lascifs,
Menait à l'exquis château, brique et pierre,
Qui se détachait sur les hauts massifs.
Entre les rameaux des sombres charmilles,
Le soleil mourait dans le ciel sanglant ;
Auprès du perron, les deux belles filles,
En robes Watteau, jouaient au volant.
Dans la blanche allée ou dans l'herbe verte,
Elles s'avançaient, renversant le front,
Et, les yeux en l'air, la bouche entr'ouverte,
Levaient tour à tour leur joli bras rond.
Et c'était charmant de voir, sous les branches,
Ces fraîches beautés, poitrine en avant,
Rouges de plaisir, droites sur les hanches,
Aller et venir, les cheveux au vent.
Avec quels élans de grâce coquette,
Après des envois sans cesse épiés,
Elles appliquaient leurs coups de raquette,
En se haussant sur la pointe des pieds !
Je les admirais. Chacune était belle.
Je sentais mon cœur pénétré d'amour ;
Mais je ne savais pas bien à laquelle
Le plus volontiers j'aurais fait la cour.
Jeunes toutes deux, l'une, rose et brune,
Avait les yeux bleus comme les beaux soirs ;
L'autre, comme la déesse Fortune,
Était rose et blonde avec des yeux noirs.
Et de l'une à l'autre allaient mes paupières ;
Et tout en rêvant, ô rêve moqueur !
Je vis, je ne sais par quelles lumières,
Qu'elles avaient là pour volant mon cœur.
Oui, mon cœur était le volant rapide
Qu'entre terre et ciel guettaient leurs beaux yeux ;
C'était mon cœur faible, errant et timide,
Que se renvoyaient leurs bras gracieux.
Étrange jouet, qui, sans pied ni patte,
Mais tout emplumé, tenait à la fois
De l'oiseau céleste et du cul-de-jatte,
Sous les coups à faux et sous les coups droits !
Il prenait l'essor vers la brune altière,
Vers la douce blonde il prenait l'essor,
Revenait en rond près de la première,
Près de l'autre, en rond, revenait encor.
On ne lui laissait ni répit ni trêve ;
Tantôt dans l'azur, tantôt de travers,
Il traçait sa courbe, allongée ou brève,
Comme s'il rythmait une idylle en vers.
Plaintif exilé, pauvre âme pareille
Au vieux roi Tantale, au prince Ixion,
Il frôlait en vain leur petite oreille,
En vain soupirait avec passion.
Il volait de l'une à l'autre joueuse
Sans même pouvoir baiser leurs cheveux :
Comme on le frappait d'une main joyeuse,
Dès qu'il chuchotait les moindres aveux !
Vite la raquette, élastique et dure,
L'envoyait ailleurs faire le galant :
« - Mon Dieu, terminez ma longue torture ! »
Gémissait le frêle et léger volant.
Gémissements vains ! Les cruelles filles
Riaient de plus belle au vent qui soufflait,
Et, dressant plus haut leurs cinglantes grilles,
Le fouettaient toujours d'un plus franc soufflet.
Mais la Nuit sur nous étendait ses voiles ;
Et le vent souffla si fort à la fin,
Que mon cœur, lancé parmi les étoiles,
Retomba bientôt sur le sable fin.
L'une et l'autre, avec leur beau rire aux lèvres,
Déjà s'empressaient pour le ramasser ;
Palpitant déjà des plus tendres fièvres,
Mon cœur les voyait vers lui se baisser,
Lorsque, entre elles deux, une chatte rousse,
Dont les yeux luisaient comme des flambeaux,
Sauta sur mon cœur, et, d'une secousse,
Sans plus de façon, le mit en lambeaux.
Émile Blémont
in Charles Fuster (Morceaux choisis par), L’Année des poètes, 1890, pp. 51-53.
Disponible sur Gallica (site numérique de la BnF)
[1] Robes Watteau : nom donné par les historiens modernes à des robes à plis du XVIIIème siècle, flottant à l'arrière en une sorte de manteau, en référence à l'artiste Antoine Watteau qui a peint ces robes à la française dans de nombreux tableaux.
Léon Émile Petitdidier, dit Émile Blémont (1839 - 1827) :
Poète et dramaturge français. Proche de Verlaine et de Rimbaud (qui lui consacra un sonnet), ami de Victor Hugo (dont il veilla le cercueil sous l'Arc de Triomphe), il créa et dirigea différentes revues de poésie.
À sa mort, il fonda par dispositions testamentaires la Maison de la Poésie.
Illustration de A. Cazals, publié en 1892, en couverture du n° 395 de la revue littéraire et satirique Les Hommes d'Aujourd'hui (fondée notamment, en 1878, par André Gill dont nous avons présenté une caricature : «Rentrée du cœur léger». Elle illustre un article de 4 pages consacré à Émile Blémont, une figure sympathique, rédigé par Anatole Cerfberr.
Document disponible en intégralité sur gabkal.com.
Maurice Denis (1870 - 1943) :
Peintre français prolifique, notamment connu pour être un des fondateurs du groupe avant-gardiste des Nabis (prophètes ou appelés par l'esprit, en hébreu), un mouvement artistique qui voulait se libérer du réalisme en cherchant des voies plus spirituelles ou ésotériques (voir Claire Maingon, «Les Nabis en 3 minutes», Beaux Arts Magazine, n° 477, mars 2019).
L'huile sur toile intitulée le Jeu de volant (titre parfois complété par Le Bois sacré) est une idylle, œuvre contemplative d'inspiration bucolique (que ce soit en littérature, peinture ou musique).
Tandis que des jeunes filles jouent au volant ou tressent des couronnes de fleurs, en arrière-plan du sous-bois, trois «nymphes» se baignent nues ou se prélassent au bord d'un étang.
L'œuvre est exposée au Musée d'Orsay (Paris) et disponible sur Wikipédia.
Illustration ci-contre : Maurice Denis, Autoportrait à l'âge de 18 ans, 1889. Huile sur toile, Musée départemental Maurice-Denis (Saint-Germain-en-Laye)
Source de l'image : Wikipedia.
Eleuterio Pagliano (1826 - 1903) :
Les deux tableaux du peintre romantique italien Eleuterio Pagliano, d'identiques dimensions et de style néo-XVIIIème siècle, ont été peints pour être accrochés côte à côte et donner l'impression d'une véritable partie de volant.
Le site italien Associazione Nazionale Case d'Aste présente ces œuvres jumelles comme témoignant «d'une sensualité généreuse». Les décolletés plongeants mettant en valeur une «beauté fraîche et provocante». Cette «joyeuse beauté» devait constituer l'un des attraits majeurs de cette paire de toiles. «Au point que le peintre les a reproduites à plusieurs reprises, avec des variantes, pour répondre aux demandes d'œuvres similaires de la part d'une clientèle aisée de la haute bourgeoisie, tant italienne qu'internationale».