Chromolithographie, Chromos, Éphéméras et «Jeu du volant»
Le 1er janvier 1838, Engelmann de Mulhouse, comme se présente cet imprimeur et artiste alsacien, dépose le terme Chromolithographie pour breveter la technique d’impression de lithographies [1] en couleurs qu’il « vient d’inventer ». Un procédé qu’il déclare officiellement comme permettant « d’exécuter les dessins de nos plus habiles artistes avec toutes les nuances et l’effet qui en font le charme, mais aussi de livrer au commerce les objets d’ornements en couleurs riches qu’il emploie en grand nombre ».
Souvenir de la Belle Jardinière : Le Volant
Carte-postale de type chromo-réclame, circulant dans les années 1926
À la Belle Jardinière était une chaîne de magasins de confection qui se développa au début du XIXème siècle.
Maison-mère située à Paris, Rue du Pont-Neuf - succursales à Lyon, Marseille, Bordeaux, Nantes, Angers et Nancy
comme mentionné au verso d'une image éditée par la Compagnie Nationale de Publicité (Paris)
Taille : 13,8 x 9,1 cm (Collection particulière)
Pour l’invention de cet « appareil à imprimer » qui n’utilise que les trois couleurs primaires – le rouge (ou magenta), le bleu (ou cyan) et le jaune, avec, si nécessaire, l’ajout de noir –, Engelmann est gratifié de la rondelette somme de 2 000 francs. Le prix d’un concours mis en place, en 1829, par la Société d’Encouragement pour l’Industrie Nationale, visant à stimuler l’innovation en récompensant l’industriel qui concevrait une technique d' « impression lithographique en couleurs » peu coûteuse, capable de supplanter la mise en couleurs manuelle qui jusque-là prévalait [2].
En ce début de XIXème siècle, l’imprimerie se devait d’entrer dans l’ère industrielle et commerciale en relevant le défi d’une production en quantité et à moindre coût, pour répondre à la demande grandissante d’un public friand d’images colorées [3].
Lytochromie, lithocolore… Chromolithographie !
Si le terme de Chromolithographie fut rapidement adopté pour désigner toutes les impressions de lithographies en couleurs, quelles que soient les méthodes utilisées, quelques précurseurs avaient déjà proposé d’autres approches de colorisation mécanique de lithographies. Dans les années 1827, Charles-Louis Malapeau avait ainsi déjà imprimé des « Tableaux lythochromiques » pouvant « être considérés comme une véritable impression couleurs ». Nettement moins performante, cette lytochromie (ou lithochromie) pouvait nécessiter jusqu’à « 27 rouleaux de couleurs différentes » ! [4]
Engelmann avait, quant à lui, dans un premier temps baptisé sa technique « impression lithocolore », avant de se raviser et de la déclarer sous le terme, plus explicite, de Chromolithographie.
Cette méthode de colorisation va très vite supplanter toutes les autres, devenues anachroniques et archaïques, dans un siècle où la demande en biens de consommation va s’accentuant, et où concurrences et rivalités commerciales s’intensifient, faisant naître un besoin grandissant en matériel publicitaire.
À la fin du XIXème siècle, les imprimeurs chromolithographes se compteront par milliers.
La chromolithographie qui « avait instauré le goût des couleurs riches et rendues complexe par superposition » [5] sera progressivement remplacée, à partir du XXème siècle, par l’impression photomécanique moderne (procédé offset en quadrichromie).
Chromo publicitaire, « À la Flamande. Trousseaux & Layettes » (« Bonneterie en tout genre »)
Rue St-Denis, 285 et rue d'Aboukir, 136 et 138 - © Collection particulière
Ephemera – une imagerie prolifique mais volatile
Avec la chromolithographie, Engelmann, en France et Charles Hullmandel, son concurrent direct en Angleterre, ouvrent « la voie à une véritable révolution de l’imprimerie qui [va] permettre à des images en couleurs de toute nature d’entrer dans le domaine public : reproductions de tableaux à accrocher au mur, illustrations pour les ouvrages scientifiques et les livres pour enfants, affiches publicitaires […] et toutes sortes d’ephemera » [6].
Ces « imprimés éphémères » (ou ephemera, terme employé par les anglo-saxons), voués le plus souvent à être diffusés en masse, vont connaître, tout particulièrement en France, une explosion, donnant lieu à une production d’une variété et d’une ampleur difficile à cataloguer.
La dénomination regroupe, en effet, toutes les « images », avec ou sans texte, « destinées à des usages fonctionnels et intrinsèquement éphémères », soit tous les imprimés « non-livres » (comme les qualifient les bibliothécaires) condamnés à terme à disparaître, qu’ils soient détruits, perdus, délaissés, oubliés dans les tiroirs d’un buffet ou dans un grenier. Nombre de ces productions temporaires et fragiles, « vouées à une brève utilisation », font désormais le bonheur de collectionneurs avisés et… de revendeurs spécialisés.
La liste est longue de ces images passagères, de tous ces « petits documents éphémères de la vie quotidienne » (Maurice Rickards), souvent non dénués d’une dimension artistique, de pittoresque et d’intérêt historique (et bien sûr imprégnés de nostalgie) : étiquettes, dépliants, prospectus, cartes de visites, cartes professionnelles ou commerciales, bons points, billets de théâtre, menus, buvards ou emballages illustrés, faire-part, calendriers, marque-pages, sets de table, images pieuses, didactiques ou publicitaires, cartes postales, autocollants, décalcomanies, etc., et tous les imprimés occasionnels (des tracts… aux affiches de bad).
Chromos
Si la chromolithographie a produit des images somptueuses et d’une extrême finesse, copies de tableaux de maître, de fresques, de manuscrits, dont la qualité et la précision chromique, la complexité des nuances et des tons (réalisé de mémoire par des artisans chromistes), laisse « pantois les connaisseurs d’aujourd’hui » qui ne s’expliquent toujours pas « comment l’analyse des couleurs et leur restitution sur la pierre pouvaient se faire avec autant de maîtrise et de précision », elle a aussi permis la production en masse d’imprimés plus « vulgaires », d’une imagerie populaire, moins noble, vouée à une diffusion élargie à des fins publicitaires et commerciales.
En 1852 naît à Paris le premier Grand Magasin, Le Bon Marché, qui va initier une révolution dans le domaine de la vente au détail. Nombre de produits manufacturés vont devenir accessibles à bon marché. La chromolithographie va satisfaire le besoin grandissant en documents promotionnels de ces Grands magasins, mais aussi des « petits commerçants » qui vont tenter de s’opposer à une concurrence cassant les prix.
Parallèlement nombre d’entreprises en plein essor vont chercher à faire connaître leur marque, en éditant et distribuant des cartes postales, des séries d’images morales, patriotiques, instructives, ou simplement ludiques (devinettes, charades illustrées), souvent à collectionner et à ranger dans des albums dédiés, avec imprimé au verso leur adresse, parfois accompagnée d’un texte présentant les bienfaits de leur produit (lait concentré, chicoré, chocolats..., voire laxatifs) ou de propositions de recettes de cuisine.
Les fabricants qui tentent de conquérir des marchés naissants, les négociants désireux de promouvoir leurs produits (alimentaires ou ménagers) et les commerçants soucieux d'attirer les ménagères dans leurs boutiques, distribuent gratuitement et régulièrement, aux jeunes enfants, des images qui viennent compléter des séries et enrichir « l'album réservé à la précieuse collection ». « Cette distribution, écrit Cartolino, permettait certes de faire plaisir à ces enfants, mais surtout, de faire entrer la publicité dans les foyers et permettre, peut-être, une fidélisation de la clientèle. » Ainsi Aristide Boucicaut, propriétaire du Bon marché, et considéré comme le pionnier du commerce moderne, « remettait personnellement tous les jeudis aux enfants, accompagnés de leur mère, une image » chromolithographiée. « Les enfants imploraient, entraînaient la maman "Au Bon Marché", pour obtenir leur image de la semaine. » Et, toujours selon Cartolino, de 1895 à 1914, cet établissement « a distribué 50 millions de chromos, chacun avec un tirage compris entre 100 et 400 000 exemplaires. » [7] Rappelons qu'à cette époque, et depuis 1882 (lois Jules Ferry), le jeudi était jour de repos pour les écoliers qui avaient également cours le samedi (ce n'est qu'en 1972 que le mercredi deviendra journée libérée et que les cours s'arrêteront le samedi en fin matinée).
Ces images en couleurs d'une qualité souvent « médiocre », manquant parfois de subtilité, de prestige et de charisme (comparées aux superbes chromolithographies et estampes d’art) seront désignées, et, d’une certaine manière, dévalorisées, sous le « diminutif » de Chromos (les anglophones parlent de trade cards).
« Un nouveau volant, Chromo », Chromo réclame éditée
par les Vins et Eaux-de-Vie JONVAL Aîné, Charleville (Ardennes)
Non daté - Taille : 11,5 x 7,5 cm - © Collection particulière)
Chomos, éphéméras et « jeu de volant »
Certains de ces documents du passé intéressent tout particulièrement le « jeu de volant », principalement toutes les images et « vignettes » publicitaires (chromos-réclames), mais aussi les cartes postales et les photos (noir et blanc, sépia ou colorisées), qu’elles émanent de professionnels (donc destinées à être diffusées) ou d’amateurs (réservées à nourrir une mémoire familiale et donc bien plus difficiles à découvrir).
Ce matériau volatile et éparpillé fournit des indications sur l’histoire (sociale et sexuée) de ce passe-temps, sur les modalités de sa pratique, ainsi que sur les « règles » qui pouvaient ponctuellement l’organiser et lui donner une tournure compétitive.
Ces mises en scènes, ces « instantanés » du passé, ces focus sur des formes de jeu aujourd’hui disparues, nous permettent d’avoir une idée du public qui s’y adonnait, des lieux de pratique et de sa place dans la diversité des jeux d’enfants d’une époque révolue, voire de sa résonance dans l’imaginaire adulte (images galantes ou coquines).
Ils nous donnent également des informations sur les deux incontournables outils de ce ludus (Roger Caillois), ces objets-mémoires que sont le volant (formes, composition, texture, consistance) et la raquette, l’évolution de sa conception bien sûr, mais aussi sa tenue, sa prise en main, ses usages.
Ne reste plus qu’à explorer, fouiller, inventorier, regrouper et classer ce gisement (la collection du Chocolat Poulain, par exemple, compte environ 25 000 chromos différents !), et à, peut-être, dénicher la perle rare (qui n’est pas nécessairement la pièce « unique », mais celle dont un détail peut ouvrir une piste inattendue, enrichir, infléchir ou réorienter une réflexion…). Car, bien que l’ephemera ou éphéméra (écriture que lui préfère Philippe Niéto) soit le plus souvent un multiple, issu d’une reproduction – parfois d’un tirage à plusieurs milliers d’exemplaires, et a alors de « nombreux ”petits frères“, rejetons d’une même matrice » –, il n’en subsiste parfois que quelques spécimens… et encore, certaines pièces uniques (photos de particuliers) ont sans doute totalement disparu [8].
Par ailleurs, leur identification (auteur, producteur, origine), leur contextualisation, leur datation peuvent s’avérer compliquées et imprécises, faute de légendes suffisamment explicites.
Se pose enfin l’épineuse opération de leur classification (par exemple, par type de document ou par fonction et destination, comme le propose Philippe Niéto) et le délicat choix des mots-clés permettant de les regrouper et de les relier, de construire un lien qui unifie en insufflant du sens. Le rapprochement, l’assemblage de ces documents, leur mise en perspective, doit créer une compréhension, une pertinence.
Constituer un recueil, un « recueil-factice » (selon une terminologie employée par les bibliothécaires), au sens de qui n’est pas « naturel », mais construit par un chroniqueur qui articule un récit, avance une lisibilité. Éviter le « simple » archivage, l’énumération (fastidieuse), la mise en ligne d’un catalogue fictif – qui n’existerait que par sa seule apparence.
Regrouper, « ranger ce recueil sous un titre forgé explicite ». Se méfier de l’addition-accumulation, mais tenter de « relier intellectuellement » et proposer une lecture. Un peu comme dans la « lecture d’une bande dessinée » où des cases se succèdent pour conter une histoire, parfois en l’absence de tout texte narratif [9].
Proposer donc une « consultation visuelle » articulée, guidée par un fil directeur, qui toutefois ne se transforme pas en circuit hermétiquement balisé, n’offrant aucune échappatoire, brimant tout batifolage. Les dédales ont parfois leur charme, pour ceux que n’effraient ni les bizarreries qu’ils peuvent renfermer, ni l’égarement, la perdition qui guette. L’errance, la déambulation hasardeuse, la flânerie, peut réserver de (bonnes) surprises…
Ainsi s’ouvre un vaste chantier de dépistage, de collecte, d’agencement, puis de numérisation et de stockage des éphéméras qui jalonnent l’histoire du badminton et ses prémisses, de son « antiquité » à nos jours, pour constituer un « corpus numérique » à destination des historiens qui se pencheront sur les pratiques liées au « jeu de volant » et à ses déclinaisons, mais aussi aux imaginaires et à la poétique qui accompagnent leurs représentations.
Notes
[1] La lithographie monochrome (en noir et blanc, avec différents niveaux de gris) est un procédé d’impression à plat (datant de la fin du XVIIIème siècle) qui consiste à dessiner sur une pierre calcaire un motif, au crayon ou à l’encre grasse, puis, au terme de différentes autres préparations, à l’encrer. Le tracé gras retient l’encre qui se dépose ensuite sur le papier sous la forte pression d’un rouleau (peu à peu la pierre sera remplacée par une plaque de zinc – bien moins lourde…).
[2] « Au début du XIXème siècle, la plus répandue de ces mises en couleurs consistait à imprimer un dessin, puis à le rehausser à la main. » Cf. Michael Twyman, Images en couleurs. Godefroy Engelmann, Charles Hullmandel et les débuts de la chromolithographie, Paris, Éditions du Panama et Lyon, Musées de l’Imprimerie, 2007.
Le 17 janvier 1838, les membres du comité de la Société d’Encouragement de Paris « se déclarent […] très heureux qu’Engelmann ait satisfait aux exigences du concours en imprimant plus d’un millier d’épreuves d’une même chromolithographie au rythme d’au moins cent exemplaires par jour, et ce dans des conditions très économiques ». Cité par Michael Twyman, op. cit., p. 56.
[3] Cf. Michael Twyman, p. 10.
[4] Ibidem, p. 22.
[5] Ibidem, p. 120.
[6] Ibidem, p. 87.
[7] Cf. le site de Cartolino.com : Ici.
[8] Cf. Philippe Niéto, « Cataloguer les éphéméras. Quelques pistes de réflexion », disponible sur fabula.org : Ici.
[9] Sur tous ces points, voir Philippe Niéto, op. cit.
Bibliographie :
- Michael Twyman, Images en couleurs. Godefroy Engelmann, Charles Hullmandel et les débuts de la chromolithographie, Paris, Éditions du Panama et Lyon, Musées de l’Imprimerie, 2007.
- Philippe Niéto, « Cataloguer les éphéméras. Quelques pistes de réflexion », disponible sur fabula.org : Ici.
- Dossier de presse de l’exposition : « Couleurs, les prouesses de la chromolithographie », 16 novembre 2007 au 17 février 2008 : « La chromolithographie : une histoire à redécouvrir » : Ici.
- Pour les anglicistes qui voudraient s’immerger dans cet océan d’intarissables richesses artistiques, humoristiques et heuristiques, peuvent visiter la « Ephemera Society » en suivant le guide d’un clic : Ici.
Extrait de « La chromolithographie : une histoire à redécouvrir » : http://docplayer.fr/15796368-Exposition-couleurs-les-prouesses-de-la-chromolithographie.html « Pour réaliser une chromolithographie, le dessinateur reproduisait le motif ou le dessin sur la pierre, à l’aide d’un calque. Dans le cas de reproduction de fresques, un artiste était dépêché sur place pour effectuer un minutieux relevé ; pour la reproduction d’un tableau de maître, il se rendait au Musée pour copier la toile, ce qui suppose déjà une maîtrise parfaite du dessin. Chaque zone de couleur était repérée et analysée. Le chromiste repassait ensuite chaque zone de couleur à imprimer sur chaque pierre, à l’aide d’un crayon ou d’une encre grasse. Il était capable d’analyser les couleurs constitutives du sujet à reproduire et de décider du nombre de couleurs (donc de pierres) à utiliser. Pour le rendu des couleurs, le lithographe dessinait sur la pierre des aplats, des modelés, des points plus ou moins gros, des lignes plus ou moins épaisses, qui, une fois superposées en plusieurs teintes sur le papier donnaient cet aspect très reconnaissable aux chromolithographies quand on les regarde au compte-fils : un subtil mélange de traits, de points, de hachures de diverses couleurs, qui parviennent à former des teintes que le cerveau et l’œil perçoivent et qui, miracle, correspondent à celles du tableau de maître que le lithographe a voulu reproduire. On ne s’explique toujours pas aujourd’hui comment l’analyse des couleurs et leur restitution sur la pierre pouvaient se faire avec autant de maîtrise et de précision : il n’y avait pas de filtres optiques ou de couleurs normalisées, comme il en existera plus tard avec la photogravure et le développement des procédés photomécaniques. Tout se faisait à l’instinct, à l’intuition, à l’expérience, et les luxueux travaux en trente couleurs représentent des tours de force qui laissent pantois les connaisseurs d’aujourd’hui. » |
Sauras-tu retrouver le volant ?
« Tiens, tiens !... Mais où est donc passé le volant ? », interroge une devinette-publicitaire éditée, dans les années 1890-1910, pour le compte de la marque de chicorée « À la Belle Jardinière », une société créée en 1844 par Philippe Bériot, puis reprise par son fils Camille Anicet qui développera l’activité chicorée, ce succédané de café au goût amer.
La solution se trouve bien sûr « cachée » dans l’image et n’est pas très difficile à trouver… Quoique !
Lire la suite