Le jeu du Volant et de l'Amour (1920)
« Aux vacances de ma dix-huitième année, comme je venais d’échouer honteusement à mon baccalauréat, ma mère m’avertit que j’aurais à passer août et septembre chez mon oncle et ma tante de Soissieux, qui habitaient un petit château en pleine campagne d’Auvergne.
Je n’avais pas vu l’oncle et la tante de Soissieux depuis mon enfance et ne connaissais pas leur propriété d’Auvergne. Mais un petit château à la campagne... ces mots m’évoquaient la perspective de goûters dans un jardin auprès de jeunes beautés en toilettes claires. Et j’accueillis ce verdict avec une sereine philosophie.
Je déchantai dès mon arrivée à Saint-Y...
Le château était une sombre bâtisse ; mon oncle et ma tante, deux septuagénaires qui vivaient dans la crainte des courants d’air et de la révolution. Le dimanche, ils faisaient atteler le coupé pour se rendre à la grand’messe où je les accompagnais. Le jeudi, jour de ma tante, quelques roides élégances locales venaient caqueter autour d’elle. Ma mère ayant recommandé qu’on m’évitât tout sujet de dissipation, j’étais exclu de ces parlotes et renvoyé aux classiques latins, responsables de mon échec.
Un grand parc entourait le petit château. Nulle part, je ne serais aussi bien pour travailler ou me promener, affirmait mon oncle, dont la sollicitude alla jusqu’à condamner les portes qui donnaient sur la campagne.
Ce parc délicieusement mal peigné, où le jardinier n’entrait qu’une fois l’an, eût la joie d’un poète. Je choisis pour une retraite l’endroit le plus éloigné de la maison. Un ancien canapé de mousse m’y réservait un siège confortable. Étendu sur se couche agreste, tel un jeune patricien sur son lit de repos, je glissais, de l’état lucide et studieux, à une demi-somnolence qui n’était pas sans charme... Un piétinement léger, comme d’un enfant qui joue, m’arrivant de l’autre côté du mur, ponctuait les phases de mon rêve.
Je savourais cette quiétude béatifique le jour ou la chute insolite d’un objet rebondissant sur mon occiput me rendit à la réalité. Presque aussitôt une voix affligée s’éleva derrière la muraille :
— Oh ! mon volant !
Le volant achevait de tournoyer à mes pieds, avec des grâces de ballerine épuisée…
— Pardon, mademoiselle, hasardai-je en me redressant ; j’ai cet objet, je vais vous le renvoyer.
— S’il vous plaît, monsieur...
D’un geste agile et vigoureux, j’expédiai le volant par-dessus le mur.
— Je vous remercie, monsieur.
— À votre service, mademoiselle.
Puis, plus rien. Est-il besoin de dire que cet incident avait agréablement agité mon esprit ? La voix, nuancée de réserve, de trouble et de délicatesse, n’était pas d’une enfant, mais d’une adolescente. J’interrogeai la cuisinière sur les hôtes du voisinage, et j’appris que la propriété contiguë appartenait à une riche veuve sans enfants, brouillée avec mon oncle et ma tante pour une question de mitoyenneté. Cette dame pouvait avoir chez elle une jeune parente ou amie.
Le lendemain, j’étais aux aguets, mais nul bruit ne se fit entendre, et l’après-midi me parut bien morne... Quelques jours plus tard, ayant perçu le bondissement de la joueuse, je crus bon de, signaler ma présence :
— Mademoiselle...
— Monsieur ?
— Vous pouvez lancer votre volant sans crainte. S’il lui arrivait de sauter le mur, je vous le renverrais volontiers.
— Merci, monsieur.
Un silence suivit ce merci assez sec. Je poussai un profond soupir... La joueuse eut pitié de ma détresse, et le volant me caressa le nez d’une chiquenaude emplumée.
— Je l’ai, mademoiselle ! exultai-je. Je le renvoie.
— Vraiment, monsieur, je suis confuse…
— Vous avez bien tort. Si vous saviez quelle charité vous me faites en m’octroyant cette diversion ! Je m’ennuie terriblement.
— Pas autant que moi.
— Mademoiselle, je viens d’échouer à mon baccalauréat. Mes parents m’ont interné chez mon oncle et ma tante de Soissieux, où j’en suis réduit à la seule société des auteurs latins, société peu réjouissante pour un jeune homme de dix-huit ans.
—Ma mère, désirant pourvoir au mariage de ma sœur aînée, m’a expédiée chez ma marraine, laquelle est souffrante depuis mon arrivée. Le temps que je ne passe pas auprès de sa chaise-longue, je le tue à jouer au volant dans ce jardin. Oui monsieur, je joue au volant comme une gamine... et j’ai dix-sept ans !
— La vie est navrante, mademoiselle. Je crois cependant que là Providence nous a réservé une faveur en permettant notre voisinage...
— Peut-être... monsieur.
La voix s’était reprise. Elle conclut avec une impitoyable correction :
— C’est l’heure où je dois servir le thé de ma marraine. Excusez-moi...
Je restai tout marri d’avoir effarouché cette craintive jouvencelle. Sa disparition dura quatre ou cinq jours, au bout desquels le volant risqua bénévolement une visite... Alors, j’eus d’autres ambitions : je soudoyai le fils de la cuisinière pour qu’il me procurât une raquette, et cet objet dans ma dextre, j’annonçai :
— Mademoiselle, j’ai une raquette. Nous allons engager une partie par-dessus le mur. Ce sera passionnant !
— Mais, monsieur, je ne cherche pas de partenaire. Je suis une jeune fille…
— ... Bien élevée, je sais cela ; et je ne vous ai pas été présenté. Laissez-moi combler cette lacune. Robert de Viéville ; mon père, le colonel de Viéville, a conquis ses galons en Algérie ; mon oncle et ma tante de Soissieux sont connus dans toute la région.
— Enchantée, monsieur. Edmée d’Andelot. Mon père appartient aussi à l’armée ; il est capitaine dans la cavalerie. Ma marraine est célèbre par le nombre de procès qu’elle a soutenus.
— Il me semble, mademoiselle, que nous sommes dignes de jouer l’un avec l’autre ?
— Après tout... Je m’ennuie trop ! J’envoie le volant, monsieur.
— Voilà qui est parlé. Je le reçois, mademoiselle,
Et nous commençâmes une partie charmante, qui se renouvela chaque jour.
Edmée avait d’abord stipulé que notre conversation se restreindrait aux exigences du jeu. Elle s’apprivoisa pourtant et consentit à me révéler quelques détails touchant sa vie. Je sus qu’elle se rendait à la messe, sous l’escorte d’une femme de chambre à la chapelle d’un couvent des environs, ce qui m’ôtait tout espoir de la rencontrer à l’église ; qu’elle terminait son éducation dans un pensionnat réputé, aux portes de Paris ; et qu’elle resterait à Saint-Y... jusqu’aux derniers jours de septembre. "J’en ai d’ailleurs pris mon parti", ajouta-t-elle, fort gracieusement à mon adresse.
Ce dont, pour ma part, je prenais mal mon parti, c’était d’ignorer le physique de ma jeune voisine. Je la priai de me faire d’elle-même une description sincère.
— Je suis naine, bossu et bigle, et, par surcroît, piquetée de taches de variole, dit-elle avec un grand sérieux.
— Mademoiselle, vous vous moquez de moi !
— Rien ne vous prouve que je ne suis pas telle que je me dépeins.
— Rien, en effet. Ah ! s’il n’y avait pas ce maudit mur... Mais j’en aurai raison !
Talonné par cette idée, j’explorai les communs et j’eus la chance d’y trouver une échelle assez légère. Je l’emportai vers ma retraite, au crépuscule ; le lendemain, à, l’heure méridienne, je montai, doucement, doucement... et regardai par-dessus le mur.
Edmée était assoupie dans un fauteuil de jardin. Sa fraîche robe de mousseline découvrait son cou ployé, son bras pendant et sa fine jambe. Un large nœud de ruban vert retenait sur sa nuque ses cheveux d’un doux blond cendré. Elle avait un visage rond et lisse d’enfant, de longs cils, un tout petit nez et la bouche de la Belle au bois dormant. J’envoyai dans la direction de la blonde indolente un baiser fervent, — et je redescendis de l’échelle éperdument amoureux !
Alors, je jouai mon va-tout.
— Mademoiselle Edmée, commençai-je, l’imprévu de notre rencontre, la sympathie de nos caractères et l’accord même de nos mouvements : tout me fait voir que nous sommes destinés à nous rendre heureux... et que nous devrions nous fiancer.
— Mais, monsieur, vous ne me connaissez pas !
— C’est bien ce qui me désespère. Quand je songe que je quitterai ce pays sans que nous nous soyons aperçus, le cœur me manque...
— Moi-même, je regretterais de partir sans connaître le compagnon de ces bonnes séances de jeu.
— Comment faire ?
J’avais émis ce : "Comment faire ?" pour suggérer, après un temps, là proposition de l’échelle. Mais la fine mouche me devança :
— J’ai une idée !
— Dites !
— Je vous la dirai demain, au moment de l’exécuter.
Avec quelle impatience j’attendis le lendemain, et la révélation de cette ruse de jeune fille !
Monsieur Robert, il y avait dans le pavillon du jardin, m’expliqua Edmée, un bout de planche et deux bouts de corde. Avec cela, j’ai constitué une balançoire. Éloignez-vous du mur. Vous me verrez à la hauteur des branches, et je vous apercevrai dans votre parc.
— Quelle merveilleuse idée ! m’exclamai-je, ébloui par l’invention de cette sylphide.
Afin de mieux voir, je montai sur mon siège de mousse. Les feuillages frémirent, une forme blanche m’apparut dans leur ondulation... Par un joli souci de décence Edmée avait serré le bas de sa jupe autour de ses chevillés avec le ruban vert de sa coiffure, et sa robe se gonflait au vent de l’escarpolette comme une longue corolle close ; ses cheveux dénoués s’envolaient en un voile de soie blonde ; elle tournait vers moi un visage rose de timidité et d’émotion... Elle était adorable ! J’applaudis extasié...
Tout à coup, l’une des cordes se rompt : Edmée s’abat sur le sol, et mon cri d’effroi rejoint son gémissement de douleur :
— Vous êtes-vous fait bien mal, mademoiselle ?
— Oui, Dieu m’a punie.
— Je viens à votre secours !
— Oh ! non. D’ailleurs, comment feriez-vous ?
Je sortis l’échelle du bosquet où je l’avais cachée, je l’exaltai et, de la crête du mur, la fis glisser dans le jardin d’Edmée. Elle, son bas descendu sur sa jambe où saignait un petit trou vif, me considérait avec des yeux dilatés d’étonnement, de frayeur et de honte lorsqu’elle s’avisa de l’incorrection de sa tenue.
— Que faites-vous, monsieur ? Retournez dans votre jardin !
— Mademoiselle, dis-je, ayant mis pied à terre, je suis responsable de votre blessure. Permettez-moi de vous panser comme le ferait un grand frère.
— Je me panserai fort bien seule.
— Vous êtes toute pâle. Si vous vous obstinez à refuser mon secours, vous allez vous évanouir et vous aurez à donner le motif de cet accident !
— C’est vrai que je me sens un peu étourdie, avoua-t-elle, faiblissante.
— Étendez-vous là ! Et confiez-moi votre mouchoir.
Elle me tenait un minuscule chiffon de batiste.
— Ce n’est pas un vrai mouchoir. Heureusement que j’en ai un tout propre...
Maintenant, Edmée, la tête sur son bras replié, se laissait faire avec une languissante docilité... Plein d’un respect infini, je pansai cette jambe blessée de ma petite amie. Elle se redressa et rajusta son bas.
— Comment vous rendrai-je votre mouchoir ? s’inquiéta-t-elle.
— Je vous l’abandonne !... réclamant en échange ce ruban vert qui me sera un fétiche pour mon examen d’octobre !
— J’aurais mauvaise grâce à vous le refuser, après que vous avez été si bon. Mettez-le dans votre poche... et dites-moi si c’est de la même poche que vous avez sorti cette échelle ?
— Non... d’un bosquet voisin. Elle m’avait déjà servi. Pardonnez-moi, mademoiselle, mais je n’aurais su attendre jusqu’à ce jour sans connaître votre silhouette.
— Oh ! monsieur, vous m’avez trompée !
— Je voulais vérifier si vous étiez bien naine, bossue, bigle et variolée, telle que vous vous étiez dépeinte.
Elle se mit à rire.
— Allons, vous riez ? Je pars rassuré.
Je répétai la manœuvre de l’échelle. À califourchon sur le mur et brandissant ce bois incommode, je n’avais rien d’un Roméo... Edmée, de sa pelouse, m’observait avec une tendre malice.
Le lendemain, je me hâtais d’accourir aux nouvelles.
— Êtes-vous guérie, mademoiselle ?
— Presque. Cependant, je serais incapable de jouer au volant.
— Nous causerons donc notre partie. J’ai d’ailleurs à vous parler sérieusement. Vous m’avez vu maintenant... et certes, sans nulle pose ! Ou bien je vous déplais, ou bien je vous suis sympathique.
— Très sympathique. J’aime votre franchise et votre délicatesse.
— Alors comme j’éprouve pour vous une tendresse grandissante, notre destinée est claire…
— Mais nous sommes bien jeunes pour former des projets d’avenir à l’insu de nos parents !
— Laissons les parents tranquilles. Si nous leur contions notre histoire, ils nous renverraient proprement à nos études. Je propose une solution aussi [illisible] et plus sage. Pendant cette année, nous penserons fidèlement l’un à l’autre. Aux vacances prochaines, nous nous retrouverons ici, et si notre mutuelle sympathie n’a pas varié, nos parents n’auront plus qu’à accepter nos fiançailles comme un fait inévitable. Est-ce convenu ?
— C’est, convenu.
***
Pendant la longue année qui s’écoula, nous nous aperçûmes trois ou quatre fois. Edmée m’avait indiqué ses jours de sortie et, d’un trottoir à l’autre, nous échangions un regard que n’accompagnait même pas le plus banal des saluts.
Les vacances revenues, à la grande stupéfaction des miens, je réclamai l’internement au château de Soissieux. Mon oncle et ma tante se montrèrent eux-mêmes surpris de mon empressement à les venir voir. Aussitôt libéré des effusions familiales, je volai vers ce fond de parc où m’attendait ma destinée...
— Êtes-vous là, Edmée ?
— Oui, Robert.
— Pensez-vous toujours à moi ?
— Toujours. Et vous ?
— Plus que jamais. Il faut écrire à nos parents !
J’avais confiance dans la tendresse maternelle. Mais lorsqu’un jeune homme de dix-neuf ans parle mariage, la première pensée des gens sérieux est de l’accuser d’étourderie.
Comme je me déclarais prêt à de longues fiançailles, ma mère faiblit... Le charme d’Edmée acheva de la convaincre.
Après deux ans de fiançailles, nous nous épousâmes. Nous avons célébré hier nos noces d’argent. Pour cette fête intime, Edmée avait noué dans sa chevelure, à peine dédorée, le ruban vert conservé comme une légère relique. Nous avons récapitulé nos souvenirs... et voulant les sauver de l’oubli, pour notre descendance, j’ai transcrit cette simple histoire d’un couple heureux. »
Amélie MURAT
Source Gallica-BnF, Consultable Ici.