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Publié par Robert Labésicle

    Un doigt, supposé innocent, pointe un volant emplumé à l’ancienne, haut perché dans une gorge généreuse, fiché et comme piégé dans une opulente poitrine. Deux globes fastueux qui immédiatement sautent aux yeux, ostensiblement s'imposent, ébahissent et cannibalise le regard. « Deux mappemondes » (Théophile Gautier), deux montgolfières, à faire rêver ou fantasmer mammophiles et « globophiles », grands amateurs et admirateurs de volumes et rotondités.
    Surplombant ce généreux balcon, un visage solaire, extatique, lumineux, panaché d’une luxuriante crinière, une chevelure déliée, « déchevelée ».
 

Album de Janry (Philippe Vandevelde et Jean-Richard Geurts)
Le Petit Spirou, n° 7 : Demande à ton père !
Éditions Dupuis, 1997

 

« Que ne suis-je volant pour caresser des seins aussi généreusement découverts
et venir m’étendre au pied des belles.
»
Antoine de Rivarol (1753-1801)

« Heureux qui peut monter sans bruit
Sur l’arbre qui porte ce fruit.
»
Anonyme, L’Éloge des Tétons, 1775.

 
    Statue toute en chair, d’une nymphe gambadant quasiment dans le plus simple appareil, perdant dans sa course folle l’étoffe (un ersatz de ceinture de chasteté ?) qui ceint et rehausse ses hanches rebondies, l’effeuillée laissant dès lors entrevoir son « chemin du paradis » (ou, selon le point de vue, l’ensorceleuse découvrant sa « niche du démon »…) [1].
    Une fois la sensuelle nudité optiquement embrassée, ce n'est plus l’index du Petit Spirou, mais son appel à l’aide qui réoriente l'attention, la déporte vers un gringalet, un personnage sec et austère, empressé de sortir de l’image, sourd à la demande du gamin.
    Cette couverture d’une BD pour enfants, qui flirte avec l’érotisme et emprunte à la caricature anticléricale [2], met en scène deux figures antithétiques : un corps libéré, rayonnant, tout en chairs redondantes, et un corps apeuré, grisâtre, étiolé, avec entre les deux, comme boussole, l’ingénuité enfantine, celui qui à mal ne saurait penser.

 
Belle plante virginale vs Petit père-la-pudeur
    À gauche donc, crevant l'écran, l'opulence, la pulposité enthousiasmante, l’éclatante générosité. Une jeune femme dans toute sa (divine) splendeur, dans son immaculée pureté. Une anatomie luxuriante tout simplement « vêtue de soleil » [3]. Corps sain, débordant de sève, plein de promesses, qui n’a rien à cacher et tout à donner ! La Vérité toute nue. Une âme pure, virginale.
    Corps épanoui, ouvert, accueillant, offert.
   Corps aux charmes époustouflants, s’avançant en fendant l’air, tel une figure de proue protectrice, exposée aux brises câlines, prête à affronter les plus terribles tempêtes.
    Une Vénus callipyge aux « volumes étonnants » (Brassens), une académie aux galbes épurés, aux courbes fermes et soyeuses. Ève gironde, toute en rondeurs, aux pommes d’amour à croquer !
 
    En antithèse, tout en bas, tassé dans un coin, fuyant la diabolique vision, un abbé (l'abbé Langélusse), un père-la-pudeur, raide comme un piquet, promptement décampe. Il allonge le pas, autant que lui permet la soutane qui restreint l’amplitude de son déplacement, et d’une certaine manière l’handicape. L’étriqué s’éloigne dare-dare, Missel ouvert (vade retro satanas !), de ces fruits de la tentation, mûrs, charnus, appétissants ! Il tourne talons, fait la sourde oreille, se détourne de l’indécente « horreur » (non sans jeter un œil, lourd de reproches, sur le petit mécréant qui l’interpelle).
    Le cureton se carapate, s’éclipse devant l’impudique, l’insolente et démoniaque Splendeur ! Suivant le conseil prodigué en 1675 par l’abbé Boileau (le frère du poète) : « Il y a toujours du péril à considérer attentivement une belle gorge nue » ! [4]
 
« La pudeur n'a qu'un joli geste » — Carte-postale anticléricale, signée Xavier Sager

 

    Deux personnages archétypiques s'opposent : une wonder-women « empoitrinée », version XXL, resplendissante de santé, une jouisseuse, image puissamment érotique versus un ecclésiastique rabougri, sorte d’avorton à la moralité cadenassé, un peine-à-jouir, effrayé par la somptueuse et irradiante Beauté.
    D’un côté l’embrasement, l’abondance, la plénitude, la fraîcheur, une sensualité toute printanière, bourgeonnante, annonce d'une disponibilité sexuelle – de l’autre, l’obscurantisme moyenâgeux, le refus apeuré du Sexe, l’inquiétude, l’anxiété, l’effroi devant la Femme, cette « active alliée du Malin. “Femme tu es la porte du Diable. C’est toi qui as touché à l’arbre de Satan et qui la première a violé la loi divine“, s’écriait déjà Tertullien au IIIème siècle, dans son De cultu feminarum. »
    La dérobade devant l’infernale vulve (in vulva infernum), « gouffre inouï, sentier glissant et bouche des vices »… [5]
 
 

 

Diabolicus Sinus Mammarum

    Au centre, l’enfant-orchestre, celui qui fait causer l’image : le Petit Spirou, hissé sur ses pointes de pieds, qui voudrait bien grandir, mais s’avoue impuissant à récupérer lui-même un volant-phallique, bien calé dans « une des zones les plus séduisantes du corps de la femme » (dixit le site Multiesthétique – plateforme sur la médecine et la chirurgie esthétique). Un entre-seins, ou Sinus mammarum (sillon inter-mammaire), dont l’expansive et prégnante présence, la loquacité, a longtemps posé souci aux hommes d’église.
    Au XIVème siècle, les prédicateurs promettaient ainsi la damnation éternelle aux « espoitrinées » qui faisaient étalage de leurs « impudiques mamelles ». La pendaison par leurs « infâmes tétons » était l’un des châtiments expiatoires qui attendait les lubriques pécheresses… [6]
    En 1635, le chanoine, Jean Polman,  publia un ouvrage dans lequel il fustigeait les effrontées, les sans vergogne, qui font étalage de leurs « poitrines ouvertes » et vont « à tétins nus ».

    « À mesure que cette infâme poitrine s’ouvre, écrivait-il, l’enfer s’ouvre […] démesurément […] et à gueule béante. […]. Le Diable, poursuivait-il, se plaît grandement en cette vilaine nudité du sein et des mamelles, […] il s’ébat sur ces monts d’ivoire, sur ces blanches collines ; […] il s’en sert d’attraits, et de pièges, pour attraper et surprendre les âmes. […]
    Avisez donc mes Dames, si vous voulez que votre poitrine désormais soit la retraite du diable ; que votre sein soit la couche de Satan ; que vos mamelles servent d’oreillers aux Démons ; que vos tétins servent d’allumettes à ces boutefeux d’enfer. » [7]
 

Illustration de la couverture de l'ouvrage du Prêtre Parisien Pierre Juvernay
Discours particulier contre les femmes desbrailléess de ce temps, 1637
Source Gallica-BnF : ICI

 
Les plumes du désir
    Le candide Petit Spirou, l’enfant-pur, totalement exempt d’arrières-mauvaises-pensées, fait office de Cupidon » (ou de diablotin). D’un coup de raquette, il a décoché un fléchette qui a atteint la belle Vénus, pile-poil, au centre d’ « ornements » où gravitent désirs maternels et charnels, nourriciers et sexuels.
    Le volant qui a atterri entre les moelleux oreillers de cette super-nourrice n’est-il pas monté au Paradis ? Retour au temps béni, sécurisant, des attentions maternantes et cajolantes, du dorlotage (protection et tendresse).
    Mais c’est également un volant phallique, qui rappelle les pénis-ailés de la mythologie romaine. Des amulettes protectrices, des Fascinus (qui arrêtent l'attention et fascinent), incarnations dressées du pénis divin, symboles de fertilité masculine. Un zizi aérien, porte-bonheur, ici planté entre deux majestueux roploplos, comme positionné pour une « fantaisie amoureuse ». Des « amours tétonnières » que les sexologues « désignent sous le nom savant de cinépimastie »… (du grec ciné – relatif au mouvement – et mastie – relatif aux seins…) [11]
 

Shuttlecock, Short film, Writer/Director Mélanie M. Jones, Crazy8s Film Society, 2018
Page Facebook ICI

 
    La nudité qui s’élance, prend son envol et semble réaliser un « saut de l’ange », est à rapprocher des femmes volantes, ces statues ailées qui incarnaient le désir sexuel. Ce qui affole dans ce corps qui s’offre sans chichi, sans restrictions, qui se libère des pesanteurs, c’est la totale liberté sexuelle qui s’exprime.
    C’est une femme toute-puissance, sans peur et sans reproche, qui n’a besoin d’aucune armure.
    Une femme amplifiée, hyper-sexualisée, aux formes hypertrophiées, à en devenir étouffantes…
    Corps de femme aux « charmes abondants », « nature à la chair généreuse, dessinée pour des siestes mouvementées » (Christian Montaignac) [12].
 
    Deux options face à cette vitalité débordante, à ce trop-plein, face à l’emballement/embrasement des sens que provoque cette disponibilité, cette ouverture : soit se faire tout petit et s’éclipser, éluder la proposition. Se rétracter, se retirer avant même d’avoir commencé (comme ce « père » la pétoche).
    Soit relever le défi, en se montrant capable d’autant d’amour, en faisant preuve d’un élan vital tout aussi puissant.
    Car ce que fuit, l’homme « diminué », le timoré ou coincé, le faiblard, c’est bien le rapport sexuel, la passion charnelle, l’accouplement fécondant. Incapable d’y faire face, dans l'impossibilité d'apporter une  réponse à la hauteur du désir qui s’avance.
 
    Le « père » qui se débine n’est pas le seul à se trouver dépourvu. Le Petit Spirou, n’est de fait, lui aussi pas (encore) à la hauteur. D’autant qu’il ne maîtrise pas suffisamment un volant qui lui a échappé (à moins qu’il ne soit réellement un habille polisson l’ayant volontairement expédié sur ce promontoire…).
    En tous cas, le volant et ces seins hospitaliers, restent pour lui inaccessibles, malgré ses efforts pour se grandir… (tout comme le sont les revues pour adultes, toujours placées sur les plus hauts rayonnages).

 
Rendez-moi mon petit volant !
    Devant cette féminité en majesté, le « père » et l’enfant apparaissent bien petits. Père et fils sont placés en position d’infériorité, comme dévirilisés.
    La « poupée » aux seins gonflés et érectiles est une femme conquérante, fantasmatiquement insatiable, et dévorante. Ne trouve-t-on pas dans nombre de mythes et de légendes « des femmes d’une fascinante beauté qui attirent les hommes pour les manger avidement » ? [13]. Ne serait-elle pas l’imago (comme disent les psychanalystes) de la mère castratrice, réactivant « fantasme du démembrement » et de dévoration ?
    N’a-t-elle pas chipé à l’enfant son petit volant ? Le dépossédant de son joujou préféré qui, face à ces protubérances, ne semble pas faire le poids… Un accessoire dont la « mère nourricière » s’est emparée et dont l’enfant ne sait si elle va le lui restituer, d’autant qu’il ne peut compter sur la vaillance de son père pour l’aider à le récupérer. 
 
Publicité pour marque de lingerie Aubade Leçon n° 10 : Poser le piège et attendre Photographie Bernard Matussière

 

    Ce père angoissé, qui se défile, n’a-t-il pas déjà perdu la partie (ses parties ? – le célibat imposé aux prêtres est une castration symbolique).

   Dès lors, comment l’enfant ne peut-il pas être épouvanté (ou subjugué) par cette déesse-mère qui horrifie tant ce père ? Un père qui fait défection, n’assure pas, et se montre incapable de se substituer à l’enfant qui n’a pas encore les moyens d’y arriver…
    N’y-a-t-il pas dans cette image la mise en scène de l’angoisse de la disparition du pénis, un pénis-volant qui jusqu’à présent faisait corps avec l'enfant qui l’animait selon son bon plaisir. Objet désormais détaché, menacé d’engloutissement, d'absorption par cette gorge déployée ? N’est-il pas tombé dans un délicieux traquenard ? « Les seins sont toujours de dangereux coupe-gorge » ! [14]
    Cette déesse de l’amour (à la libido galopante), cette mère des déesses, ne s’est-elle pas emparée « du phallus fantasmé par l’enfant », tout comme « ces mères phalliques de la mythologie […] castratrices par leur puissance et leur pouvoir de fascination » ? [15]
    Petit Spirou finira-t-il par récupérer son coquin de volant ? Affaire à suivre...
    La Solution, en image, en toute fin d'article...
 

Notes :
[1] Pour un large inventaire des noms donnés au sexe de la femme, se reporter à Pierre Guiraud, Dictionnaire érotique, Paris, Payot, 1993, p. 34-38 (1ère édition 1978).
[2] Voir, par exemple, Guillaume Doisy et Jean-Bernard Lalaux, À bas la calotte ! La caricature anticléricale et la Séparation des Églises et de l’État, Paris, Éditions Alternatives, 2005.
[3] Romi, Mythologie du sein, Pais, Jean-Jacques Pauvert, 1965, p. 34.
[4] Cité par Dominique Gros (docteur), Le Sein dévoilé, Paris, Éditions de la Seine, 1988 (1ère édition, Stock, 1987), p. 27. « La vue d’un beau sein n’est pas moins dangereuse pour nous que celle d’un Basilic », déclare encore l’Abbé Boileau dans son ouvrage : De l’abus des nudités de gorge, Paris, 2ème édition, 1677. Disponible sur Gallica-BnF, en cliquant Ici.
[5] Cf. Roland Villeneuve, Dictionnaire du Diable, Paris, Pierre Bordas et Fils, 1989, pp. 148-149 (article « Femme »).
[6] Cf. Dominique Gros, Le Sein dévoilé, Paris, Éditions de la Seine, 1988 (1ère édition, Paris, Stock, 1987), p. 27.
[7] Jean Polman, Le Chancre ou Couvre-sein féminin, 1635, p. 18 et pp. 58-549. Consultable sur Gallica-BnF, en cliquant Ici.
[8] Ibidem, p. 85.
[9] Pierre Juvernay, Discours particulier contre les femmes désbraillées de ce temps, Paris, Imprimerie de Pierre Le-Myr, 1637, p.41 et 47. Disponible sur Gallica-BnF : Ici.
[10] Ibidem, p. 76.
[11] Voir article « Cinépimastie », in Martin Monestier, Les Seins. Encyclopédie historique et bizarre des gorges, mamelles, poitrines, pis et autres tétons. Des origines à nos jours, Paris, Le Cherche Midi Éditeur, 2001, p. 76.
[12] Christian Montaignac, Le Corps blanc d'une amoureuse. Nouvelles de bord de mer, Éditions Romain Pagès, p. 139.
[13] Béatrice Marbeau-Cleirens, Les Mères imaginées. Horreur et vénération, Paris, Les Belles Lettres, collection « Confluents psychanalytiques », 1988, p. 276.
[14] Anonyme, cité par Martin Monestier, op. cit., p. 349.
[15] Béatrice Marbeau-Cleirens, op. cit, p. 277.
 
Bibliographie :
    - Compiègne Mercier de, Éloge du sein des femmes, 1873. Disponible sur Gallica-BnF Ici. Réédition Genève Arbre d’Or, 2006.
    - Dottin-Orsini Mireille, Cette femme qu’ils disent fatale, Paris, Grasset, 1993.
    - Du Commun Jean Pierre Nicolas, L’Éloge des Tétons, ouvrage curieux, galant et badin, composé pour les divertissements des dames. Avec plusieurs pièces amusantes, 2ème édition, 1775. Disponible sur Gallica-BnF., en cliquant Ici.
    - Froidevaux-Metterie Camille, Seins, en quête d’une libération, Éditions Anamosa, 224 pp.
Les seins, les grands oubliés de la « dynamique de réappropriation du corps féminin dans ses dimensions les plus intimes […] alors qu’ils condensent toutes les grandes problématiques sexistes et patriarcales » (Interview réalisé par Marlène Thomas pour le journal Libération, « Les seins des femmes, dans toute leur diversité et leur beauté, ont été niés et invisibilisés », 11-12 juillet 2020)
    - Juvernay Pierre, Discours particulier contre les femmes désbraillées de ce temps, Paris, Imprimerie de Pierre Le-Myr, 1637. Disponible sur Gallica-BnF : Ici.
Réédité en 1640 sous le titre Discours particulier contre les filles et femmes mondaines, découvrant leur sein, et portant des moustaches, 4ème édition. Disponible sur Gallica-BnF Ici.
    - Lederer Wolfgang (Dr), Gynophobia ou la peur des femmes (traduit de l’américain par Monique Manin), Paris, Payot, 1970 (1ère édition, The fear of women, New-York, 1968)
    - Marbeau-Cleirens Béatrice, Les Mères imaginées. Horreur et vénération, Paris, Les Belles Lettres, collection « Confluents psychanalytiques », 1988.
    - Monestier Martin, Les Seins. Encyclopédie historique et bizarre des gorges, mamelles, poitrines, pis et autres tétons. Des origines à nos jours, Paris, Le Cherche Midi Editeur, 2001.
    - Prose Francine, Finley Karen, Simic Charles, La Vie des seins, Éditions Marval, 1998.
    - Witkowski Gustave-Joseph-Alphonse, Tetoniana. Les seins à l’Église, Paris, Éditions A. Maloine, 1907, Disponible sur Gallica-BbF, en cliquant Ici.
    - Yalom Marilyn, Le Sein. Une histoire, Paris, Galaade éditions, 2010. Titre original The History of the Breast, 1997)
.
 
 
    La solution, fort périlleuse, était dévoilée dès la première page de l'album, il suffisait d'ouvrir la BD ! Petit Spirou et Vertignasse, son ami « À la vie à la mort ! », se trouvent d'ailleurs en bien mauvaise posture, et le volant, toujours inaccessible, reste bien au chaud.
 

Album de Tome et Janry (Philippe Vandevelde et Jean-Richard Geurts)
Le Petit Spirou, n° 7 : Demande à ton père !
Éditions Dupuis, 1997, p. 1

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