Des Volants Mo-tivés
Entrée en scène d’un volant soucieux et presque gêné, qui s’avance, comme en légère lévitation, sous le bleu des projecteurs et une bande de lumière arc-en-ciel inclusive. L'impeccablement emplumé arbore ostensiblement une impressionnante bacchante !
Une dense et travaillée moustache noire, dite « en crocs », ou encore en « guidon de vélo » (de course, bien sûr). Une pilosité old style de vrai gentleman et de séducteur, un marqueur de masculinité travaillé, mis en pointe, qui faisait la fierté de nos arrière-arrières grands-pères, aujourd'hui repris par des hipsters pour peaufiner leur paraître.
Postiche hautement symbolique, ostensiblement porté, qui crève l’écran pour annoncer « le mois de la Moustache ! » : le Movember.
Cette « Mo » (moustache en argot australien) est délibérément déployée pour interpeller et attirer l’attention sur les problèmes de santé touchant les hommes.
Non pas affichage d’une masculinité virile, expansive, conquérante, mais d’une masculinité presque penaude et tristounette.
L’attitude est réservée signe de prudence et de réflexion.
Figure circonspecte, porteuse d’une mâle inquiétude qui interroge.
Le regard en demi-cercle nous invite à plonger vers le bas… à aller regarder du côté des génitoires pour nous interroger sur les (potentiels) dysfonctionnements d'un « matériel » dont il faut « vraiment prendre soin » et « inspecter régulièrement », au risque « de passer pour des glands » (voir ci-dessous la deuxième vidéo).
Ce volant préoccupé encourage les hommes à se pencher sur un problème concernant leur prostate et leurs testicules. Des boules avec lesquelles « il ne faut pas rigoler »... (voir, ci-dessous, les deux spots publicitaires réalisés dans le cadre de la prévention contre le cancer testiculaire : « Un vrai film de boules »).
[1]. Ils sont invités à procéder à un auto-examen de leurs « Cuys » et vérifier si elles sont en pleine santé :
Alors qu’en octobre (« rose »), les femmes étaient invitées à se palper leurs seins, en ce mois de novembre (« bleuté »), les hommes sont conviés à se «palper leurs testicules », à la recherche d’une « éventuelle grosseur »Un Mo-bros Mo-bilisé
La caricaturale moustache portée est celle retenue comme logo par la fondation Movember.
Notre volant est un « Mo Bros » !
L’appellation « Mo Sistas » désignant les femmes, ou plutôt les « sœurs » (de l’anglais sister), qui soutiennent ce mouvement [2].
Tous les Mo Bros (épaulés de leurs « sœurs ») vont ainsi, un mois durant devenir, comme annoncé sur le site officiel de Movember, « des panneaux-réclames ambulants et parlants ». Car, s'il s’agit de changer (momentanément) de face c'est pour «changer la face de la santé masculine » [3] !
Notons que ce volant ne joue toutefois pas vraiment le jeu, puisqu’il aurait dû dans le premier temps de cette opération de sensibilisation, apparaître totalement glabre, rasé de frais, avant se laisser pousser, au fil du mois, une (si possible) belle moustache. Le 1er novembre est, en effet, le jour du « Shave Down » (du « Rasez-vous »). Celui où toutes les barbes (même les trois poils qui se battent en duel !) devraient être supprimées, ratiboisées.
Remise à zéro des épidermes avant d’attaquer un mois de repousse.
La fondation Movember (ou tout au moins sa branche canadienne), jamais à court d’idées pour défendre la cause masculine, demande par ailleurs à ses sympathisants de terminer la campagne en « beauté », en ne se rasant, le 30 novembre, que la moitié de leur « nouvelle » moustache. Une manière à la fois de continuer à faire parler de ses actions (effectivement croiser des demi-moustachus interloque bien plus) et de s’incliner devant tous les hommes prématurément décédés : « Tout comme un drapeau est mis en berne par respect pour les disparus, une moustache à demi-rasée rendra hommage aux 587 hommes qui auraient dû être des nôtres cette année à Movember au Canada, mais qui sont décédés d'une cause qui aurait pu être évitée. » [4]
Pourquoi se laisser pousser une « Mo » ?
Tout « simplement » pour afficher ses convictions en brandissant un étendard 100% masculin (ou presque) [5], pour montrer que son porteur n’est pas indifférent au sort des hommes et « engager des conversations salvatrices », tout en créant d’autres vocations pileuses, et par effet domino plus « de prise de conscience salvatrice » et de donations (car l’argent semble bien être le principal nerf de ce combat) [6].
Les organisateurs invitent, par ailleurs, ceux qui n’ont « pas envie » de porter une « Mo », ou celles (et ceux) qui ne le peuvent faute de suffisamment de poils, de se « Bouger pour Movember » : « Marchez ou courez 60km au cours du mois, pour les 60 hommes qui se suicident chaque heure dans le monde », est-il, par exemple proposé !
Autre initiative, organiser « quelque chose » de «simple et ludique », un évènement pour passer un bon un «Mo-ment », « tout en recueillant des fonds pour une bonne cause ».
« Impliquez-vous », engagez-vous ainsi, dans des « défis » (si possible nationaux) pour « remporter des prix, des récompenses – et le droit de fanfaronner » !
Il importe de Mo-biliser, de Mo-tiver, son entourage, son club, pour la cause et obtenir, par exemple, « le trophée du club le plus moustachu de l’année ».
En novembre l'ASPC (Association Sportive Pont de Cé), engage ses membres à se « bad » contre le cancer,
avec un ruban qui, en changeant de cause, s'est masculinisé, virant du rose au bleu ! Superbe !
Sauver les hommes et Être un homme
(« Being a men », comme inscrit sur le site canadien de Movember)
La campagne conduite par la fondation Movember ne concerne pas uniquement les cancers touchant les hommes, mais plus largement et prioritairement leur santé. En effet, cette « Mo-bilisation » concerne avant tout la défense de la santé physique et mentale des hommes, en partant du constat, devenu son postulat de base, que « les hommes meurent prématurément » (comprendre bien plus tôt que les femmes).
Le site de la fondaton cadre d’emblée son combat : sauver les hommes (tous les hommes) de la «crise sanitaire » qui les frappe. « Les hommes meurent trop jeunes. Nous ne pouvons rester silencieux ».
Pour aider les hommes « à vivre heureux » et plus longtemps, Movember a donc décidé de « passer à l’action » mondialement, afin de collecter des fonds et financer des milliers de projets « autour de la santé des hommes dans le monde, remettant en cause le statu quo, bouleversant les recherches sur ce sujet et transformant la façon dont les services de santé atteignent et soutiennent les hommes . »
Ce discours qui place la santé des hommes sur l’avant-scène, fonde sa réflexion sur la disparité d’espérance de vie entre les deux sexes : « Généralement les hommes meurent 4,5 ans plus tôt que les femmes », est-il énoncé. Une différence qui « n’a pas lieu d’être », d’où la nécessité (vitale) pour les hommes de se « Mo-biliser », afin de « vivre de plus saines, de plus heureuses et de plus longues vies ».
[Notons toutefois que si les femmes « vivent nettement plus longtemps que les hommes – six ans en moyenne en France, elles ont une espérance de vie en bonne santé inférieure d’environ cinq ans, et qui continue de décroître . [Si elles] survivent mieux que les hommes à certains cancers et maladies cardiovasculaires [elles] en demeurent diminuées. » [7]]
Le projet de Movember est de réduire, d’ici 2030, « de 25% le nombre d’hommes qui décèdent prématurément », en finançant des actions présentés comme « révolutionnaires en matière de santé mentale, de prévention du suicide et de traitement des cancers de la prostate et des testicules. »
« Notre objectif, est-il encore écrit, est de contribuer à l’échelle mondiale à ce que les hommes puissent mener une vie plus heureuse, plus saine et plus longue. Cette ambition est le pilier de toutes nos actions, le moteur derrière nos campagnes, notre stratégie de financement et notre vision de l’avenir. »
Avant les cancers de la prostate et des testicules, c’est le « genre » masculin qu’il s’agit de « sauver » ! Le genre serait ainsi, toujours selon Movember, « l’un des indicateurs de santé et d’espérance de vie les plus importants et fiables » (rien de moins).
Face à la santé, les hommes seraient moins bien lotis que le genre féminin…
En terme de longévité, naître homme serait ainsi bien moins enviable que de naître femme…
Et il existerait une « inégalité » flagrante du sort réservé au genre masculin.
Pour appuyer cette affirmation (ce discours de victimisation), la fondation Movember avance des comparaisons chiffrées. Concernant l’espérance de vie : « en moyenne dans le monde entier, les hommes meurent 6 ans plus tôt que les femmes » (4,5 ans selon les points de vue).
Ils seraient en outre « plus fréquemment » touchés que les femmes par les «problèmes de santé mentale ». Pour preuve : «les trois quarts des suicides sont commis par des hommes ». « Un suicide par minute » dans le monde, à en croire l’OMS… (une précision qui relève de l’hécatombe !)
Aussi l’objectif affirmé de Nowember est-il de mobiliser à l’échelle mondiale, « dans l’effort de réduire l’inégalité des sexes actuels face aux questions de santé ». « Notre objectif : Avoir un impact durable sur le visage de la santé masculine ».
Mise en question d’une masculinité « toxique » ou retour du masculinisme ?
Movember met l’accent sur la responsabilité des hommes. Ce sont eux qui seraient les premiers responsables de cette « maltraitance » : « Les stéréotypes sur le rapport des hommes à leur virilité les tuent petit à petit. Voilà la troublante vérité . »
Pour aider les hommes « à garder une santé mentale équilibrée », il faudrait leur redonner confiance en finançant des initiatives qui « bousculent les idées négatives au sujet de la masculinité ».
Pour Cécile Richetta qui, en 2015, a consacré un article à « Movember et le mythe de la virilité », le mouvement battrait en brèche le «stéréotype de l’homme “viril” », le « mythe de la virilité », celui de « l’homme infaillible […] qui peut supporter le poids du monde sur ses épaules sans jamais flancher ».
En se voulant « drôle », « un peu déjantée », voire « un peu ridicule », en amenant à porter (par le biais du port d’une amusante, parodique et passéiste moustache) un regard sur « une partie du corps taboue […], particulièrement privée », Movember « démystifie[rait] la virilité ». Le mouvement irait « à l’encontre de l’idée d’un homme “viril” qui ne parle pas de ses problèmes », les tait ou les ignore (à la manière d'une autruche), d’un homme qui n’aurait « aucune faiblesse » et surtout « pas de souci de santé (mentale ou physique) ».
Aux hommes désormais de prendre conscience de leurs failles, d'avouer leurs mal-être et de demander de l’aide (de quémander des sous ?). « Dissimulé sous les moustaches, en réalité, conclut-elle, Movember se veut attaquer ce stéréotype et sensibilise les gens à l’idée que les hommes ne sont pas infaillibles et ont besoin d’aide. » [8]
Toutefois, mis à part la mise en avant des valeurs de respect (d’attention et d’inclusivité), d’humilité et de convivialité (s’amuser), et le port d’une (amusante, voire dérisoire) moustache, les représentations « négatives » ne sont pas vraiment précisées par Movember qui insiste surtout sur la nécessité de lutter contre « l’inactivité physique » (des hommes), à se bouger, à se remuer en choisissant son « MOVE » (qu’il soit intensif ou seulement « infime »).
Retour du masculinisme ?
Dans le discours de Movember les hommes sont tous des « frères ». Une solidarité masculine transgénérationnelle se met en place : « Nous souhaitons insuffler plus de vie à nos pères et à nos fils », est-il encore annoncé !
Mowember défend (essentiellement) la cause des hommes, des hommes qui subiraient, de fait, une inégalité, voire seraient victimes d’une discrimination cachée. Ils souffriraient en silence, sans en être conscients. Seraient finalement plus vulnérables que l'on ne le dit et la société dans son ensemble ne ferait pas suffisamment attention à leur condition d’homme.
Hommes et femmes ne seraient pas égaux (face aux soins de santé et aux recherches entreprises), ceci au détriment du genre masculin.
Alors que le cancer de la prostate touche au moins autant d’hommes (si ce n’est plus) que le cancer du sein ne touche de femmes, la recherche sur ce cancer recevrait moins de financements.
Les hommes se trouveraient lésés…
Des féministes (canadiennes) soulignent que ce constat particulièrement défavorable aux hommes recoupe le combat mené depuis 2012 par le « Men’s Rights Activism », un mouvement masculiniste, né aux USA pour défendre les droits des Hommes et leurs intérêts, qui diffusait cette interrogation : « Why does breast cancer research receive more research funding than prostate cancer ? » (« Pourquoi la recherche sur le cancer du sein reçoit-elle plus de fonds que la recherche sur le cancer de la prostate ? »). Le MRA soulignait une disparité discriminatoire dans le financement de la recherche entre les deux cancers, au détriment des hommes. Ce qui illustrerait la misandrie des sociétés occidentales…
Or, ce que relève le site Katatrepsis (Science, skepticism and dragonflies), au terme d’une analyse de données statistiques, c’est qu’alors que le cancer de la prostate n’affecte pas les hommes avant le milieu et la fin de la quarantaine, et qu’il tue relativement peu d’hommes de moins de 70 ans, le cancer du sein, touche en revanche plus de jeunes femmes et tue nombre de femmes d’âge moyen (40-60 ans). « Ces différences dans les statistiques de mortalité au niveau de la population découlent d'une différence de survie entre les deux cancers. Si vous contractez un cancer du sein à 25 ans, vous avez environ 10 % de chance de mourir et à 50 ans, cette chance passe à 15 %. En revanche, les taux de mortalité sont très faibles (< 5 %) pour le cancer de la prostate jusqu'à ce que les hommes aient dépassé 70 ans. »[9]
Ce qui ne veut pas dire qu'il faut s'en désintéresser, mais relativiser et ce qui permet de comprendre pourquoi certaines recherches en ces domaines restent prioritaires.
Dessin de Philomène Dévé, illustrant l'article de Cécile Richetta,
« Movember et le myhe de la virilité »,
paru sur le site LeDélit, 18 novembre, 2015 - © Philomène Dévé
Movember pris dans une Tourmente féministe
Par-delà la caritative initiative de levée de fonds pour soutenir la recherche contre le cancer de la prostate et des testicules, Mamzelle Tourmente (une blogueuse canadienne), voit dans les discours médiatiques « un mouvement masculiniste de réaffirmation de la domination des hommes sur les femmes »
Pour cette « tornade » féministe qui invite à se méfier de Movember, « cette exclusion du féminin et cette valorisation du masculin […] visible sans équivoque sur le site internet de Movember et fils Canada », n’est pas sans arrière-pensées masculinistes.
En comparaison, observe-t-elle, les mobilisations pour lever des fonds « pour les maladies féminines […] cancer du sein sont en lien direct avec la maladie : donner un soutien-gorge, se raser la tête. De plus, elles [revendiquent] une certaine féminité (ruban rose, site entièrement rose, [...] celle-ci n’est pas érigé en modèle d’excellence suprême et n’est pas non plus normative et prescriptive. »
La « tentative d’inclure le féminin [via les Mo Sistas] est, toujours selon Mamzelle Tourmente, très boiteuse, puisqu’elle ramène les femmes à des compagnes de vie de l’homme en action […]. Pareil discours, à ma connaissance, n’a jamais été entendu du côté des mouvements féminins de sensibilisation des femmes à leur santé, ni la re-création d’espaces clos de légitimation qui inclurait les hommes uniquement à titre de subalternes ou de supporteurs. De plus, les façons proposées aux filles de se montrer solidaires renforcent à leur tour les standards de genre tout en maintenant l’idée de la distinction absolue basée sur la présence ou non de poils sur le visage. […] Bref, en recréant un monde où domine le masculin sous le prétexte de ramasser des fonds, Movember choisit ses règles, exploite la gent féminine sous le couvert de l’amour et du dévouement envers son conjoint ou un membre masculin de son entourage, et permet ainsi un espace de légitimation entièrement masculin. »
Conclusion de Mamzelle Tourmente : « Enfin, derrière la cause presque utilisée comme un prétexte, ou, en tout cas, instrumentalisée et secondarisée, on assiste en fait à une réaction antiféministe, c’est-à-dire à un refus de l’égalité entre les sexes et à un refus des critiques des genres sociaux et de la virilité à laquelle est attachée la notion de suprématie et donc de domination sur les femmes et les hommes non-virils (dont les non-hétéros). Ainsi en témoignait un internaute étonné par l’ampleur du mouvement et l’invisibilité de la cause défendue : “J’ai l’impression que le geste l’emporte désormais sur la cause” ». De mon côté, j’ai l’impression que le geste précède la cause. À quand une campagne défendant une cause liée aux hommes de manière subversive, égalitaire et inclusive, vraiment rassembleuse ? » [10]
À chacun son combat… Lutter ensemble ou à tour de rôle ?
« Dans sa moustache en croc tu peux voir son courage. »
(Jules Boissé, Le Dernier Don Juan, 1875, p. 4)
[1] Voir le site « La Femme qui marche » : Ici.
[2] « Movember et fils Canada »
[3] Voir « Une demi-moustache en hommage à un frère, un Bro : les hommes invités à ne porter qu'une moitié de moustache le dernier jours de Movenbre ». Consultable Ici.
[4] Iidem.
[5] Voir, par exemple, François Caradec et Jean Nohain, La Vie exemplaire de la Femme à barbe. Clémentine Delait (1865-1939), Paris, La Jeune Parque, 1969. Rééédité, Paris, Action Graphique, 2017.
[6] La fondation a notamment créé le « Movember Business Club France » pour réunir les entreprises françaises et les aider à atteindre leurs « objectifs de collecte » !
[7] Interview de l’économiste Pierre Pestieau (coauteur avec Xavier Flawinne de Vivre heureux longtemps. Combien ça coûte ?, Paris, PUF, 2022), « Cinq réformes pour un troisième âge heureux », Propos recueillis par Clémence Mary, Libération, 23 novembre 2022, p. 21.
[8] Cécile Richetta, « Movember et le mythe de la virilité. La sensibilisation au travers des moustaches », disponible sur le site Le Délit.
[9]« Why does breast cancer research receive more research funding than prostate cancer ? » : « le cancer du sein entraîne une perte moyenne de 15,5% de la durée de vie d'une victime par rapport à la prostate entraînant une perte de 5,5%. [Ces statistiques] démontrent […] que le cancer du sein mérite davantage la recherche parce qu'il prive davantage de personnes d'une plus grande partie de leur vie. »
[10] Mamzelle Tourmente, « Se méfier du Movember : regard critique sur un mouvement masculiniste », Presse-toi à gauche !, 20 novembre 2012.