Les femmes-objets de Renaud Delorme - Une en quête de sens de Sherlock Shuttelcock
Dans l’encadrement d’une fenêtre du Web, une navigatrix, furetant à la recherche de nouveautés pour étoffer un dossier sur « l’art et le badminton » (des fouilles menées sous l’égide de la French Badminton Federation), a été intriguée par un énigmatique et subjuguant portrait de star, visage emplumé de volants…
Suite à de multiples perquisitions, menées à coup de moteurs de recherche, il est apparu que cette beauté n’était pas l’unique créature, ainsi tatouée, exposée dans des Galeries d’art par le principal suspect, Renaud Delorme (voir la liste de ces « recéleurs », en fin d'article).
Pour tenter de comprendre comment et pourquoi des restes de volatiles se retrouvent ainsi incrustés dans de charmants minois, et saisir les motifs de l'auteur de cette hécatombe, le « Bureau des Cultures » a confié l’enquête à l’un de ses plus imprévisible détectives, le tourbillonnant Sherlock Shuttle.
Un voltigeur aux rebondissements stratosphériques, connu pour les incessants va-et-vient de son erratique perspicacité, s’envolant pour, parfois instantanément, revenir sur ses pas, parcourant intrigué le chemin en sens inverse à la recherche d’une faille, empruntant des raccourcis, pour repartir de plus belle (mais parfois aussi trébucher et mordre la poussière) !
Du mirage du Tout à la puissance du détail
Philosophe à ses heures, Shut (comme l’appellent ceux qui depuis quelques mois s'habituent à ses élucubrations) s’empressa d’extraire d’un empilement d’ouvrages, entamés mais rarement achevés,La Puissance du détail de Jean-Claude Milner [1].
Dans cet essais, le linguiste (élève de Roland Barthes) s’élève contre le précepte de Diderot (Essais sur la peinture, 1795 [2]) pour qui s’arrêter sur les détails « encombrerait la compréhension » d’une œuvre d’art… [3]
Pour Milner, au contraire, le détail mérite attention, et doit être traité comme le « héros » d’un parcours, d’une aventure (ici esthétique). Il importe de faire peser son regard, sur ces extraits de récits, ces citations. De démonter le Tout, de l’écorcher, pour mettre à jour les mécanismes sous-jacents, en s’intéressant aux « effets de non-ressemblance », aux décalages, aux dissonances, aux désaccords, existant entre l’œuvre et le(s) fragment(s). Car, ce qui est intéressant « c’est très rarement une relation de ressemblance, c’est au contraire très souvent une relation de non-ressemblance, de contradiction, d’autonomisation possible du fragment par rapport à l’ensemble » [4].
Si un tableau accroche, à première vue, par sa configuration générale, ce sont ensuite certains détails, une « broutille » perdue dans la masse, qui peuvent nous alerter sur les intentions de l’auteur.
Passé le temps du premier coup d’œil, du ressenti initial (subjugation, neutralité ou répulsion), le philosophe nous invite à nous intéresser aux détails, à plonger dans l’intimité de l’œuvre, dans sa vérité, son essence, pour en extraire ce que son auteur y a glissé (délibérément ou fortuitement).
Identifier, sérier, les composants, penser leur articulation, puis tenter d’interpréter ces fragments, pour atteindre le liant, la cohésion forgée par l’auteur pour construire un récit, son récit.
Cette archéologie de mise à jour du « presque rien » (comme aurait pu dire Jankélévitch), de « l'insignifiant », permet de saisir la « patte » de l’artiste, sa signature, la singularité et l’originalité de son travail, peut-être une intention, un projet (qui parfois le dépasse, quasiment à son art défendant).
Être attentif aux indices pouvant donner sens au tableau, pour reconstituer le cheminement, appréhender le moteur de cette aventure créatrice.
Jonathan Daudey souligne ainsi le « rôle primordial du détail » dans la compréhension d’une œuvre, détail souvent porteur « d’une signification qui éclaire alors le sujet du tableau, jusqu’à peut-être lui donner un sens » [5].
« Constater la puissance du détail, et l’ériger presque en méthode de lecture, c'est rappeler, ou appeler une culture qui aide au discernement qui aiguise la perception - si l'effet de sens est dans le détail […] encore faut-il être à même de saisir ce détail, et de faire de lui une occasion de liberté » ! [6]
Aux sources du puzzle – « Le Tout ne dit pas tout »
Une fois passé le plaisir de la contemplation, après le temps du recul embrassant la globalité, se rapprocher pour défragmenter l'image.
Intrigué par la composition de cette mosaïque, par l’ordonnancement de ces reliquats du quotidien qui composent les tableaux de Renaud Delorme, progressivement zoomer, enfoncer CTRL puis appuyer sur la touche « + », jusqu’à se perdre dans du flou. S’immerger dans ce fouillis organisé, cheminer dans ce labyrinthe aidé d'une souris (ou d'un Trackpad), pour saisir les ingrédients composant ce magnétique « patchwork ».
Car, les « portraits de femmes » [7] composés par Renaud Delorme sont tous constitués d’objets disparates, agencés, reliés entre eux par une volonté novatrice et féconde pour constituer un Tout instantanément intelligible.
Des « trucs » (insolites, bizarroïdes, incongrus), des bricoles du quotidien, des déchets (certains énigmatiques), sont ainsi assemblés et orchestrés, pour, par-delà le foisonnement des détails, former et être perçus comme une pièce unique, un chef d'œuvre de perfection.
Intrigué, l’observateur tente alors d’inventorier tout ce que l’auteur a bien pu introduire, intercaler, greffer, dans son œuvre, jusqu’à parfois s’interroger, rester sur sa faim, incapable d’identifier un des schmilblicks, des késakos, utilisés. Jusqu'à se demander s’il n’a pas la berlue, si les demi-sphères orangées et texturées repérées sont ou non des moitiés de mandarines... Non pas possible il doit bien y avoir du « plastaga » là-dessous !
Pour réaliser ses compositions, Renaud Delorme utilise, en effet, nombre d’objets jugés usagés ou obsolètes, des objets ordinaires (de son quotidien ?), des bidules, dont il emboîte les formes, ordonne les couleurs pour créer des icônes.
Il procède à un recyclage d’orfèvre utilisant, non pas des objets précieux, mais des « déchets », qu’en Midas des rebuts il change en sublimes visages, qu'il transfigure. Donnant une inespérée et quasiment miraculeuse seconde vie (vie éternelle ?) à de banales bricoles, des « résidus », dont le destin était de « pourrir » dans une cave, un grenier, ou de finir broyées avant incinération.
Ces puzzles fait de morceaux hétéroclites, subtilement positionnés, nous incitent à plonger dans ces mutiques beautés pour inventorier le bric-à-brac qui fixé (par des vis cruciformes) cisèle d’hypnotiques portraits de starlettes.
À la manière dont les experts en criminalité dépiautent les poubelles d’un suspect, à la recherche d’un éventuel indice, d’une trace qui permette de confondre l’auteur d’un forfait, s’improviser apprenti détective, procéder à une fouille systématique de ces constructions, pour s’infiltrer dans la vie (privée) de l’artiste. Faire causer ces vestiges visés sur du bois (crucifiés sur l'autel de la Beauté ?) et essayer de mettre à jour quelques secrets, des passions, une vision du monde, et remonter des filières d’approvisionnement…
Or, qu’à découvert Sherlock Shuttle dans ce « fatras » structuré, dans ce tri sélectif opéré par ce tout-puissant ordonnateur ?
Des « collections » de pellicules photos argentique, du 440 et du 800 iso, des tampons encreurs, des capsules colorées, des diapositives aux cartonnages jaunies (en ribambelle agrafées), des prises électriques, des interrupteurs, des claviers d’ordinateurs, de la connectique et divers composants (dont du Wanadoo et de la Memory Disk On Module), mais aussi des boîtes de sardines à l’huile d’olive & aux herbes de Provence de la Conserverie Parmentier, des voitures miniatures à collectionner, sans doute, récupérées sur un marché aux puces, des Lego (délaissés par des enfants qui grandissent trop vite), des bribes de jouets en plastique, des cassettes audio (dont La Manikoutaï du regretté Gilles Vigneault), différents tubes de colles, d’autres de médicaments, ou de dentifrices (Bio), des séries de cartouches de fusil de chasse, des plaquettes de pilules, et même des tronçons de skis alpins (du Dynastar, du Fisher !), etc. etc. Une foultitude, un foisonnement d’indices, une répétition et une démultiplication de formes identiques, pour brouiller les pistes… et emberlificoter le fouinard dans les rets de ses toiles. Pris au piège, désemparé, submergé par son insatiable curiosité ! Contraint d'abandonner cette autopsie obsessionnelle, ce dépeçage compulsif... au risque de radoter.
Quand tout à coup, la découverte de tubes de Rhinotrophyl de la marque Jolly Jatel (dans Brigitte Bardot, 2019), une solution pour pulvérisation nasale, un antiseptique… laisse notre détective-éboueur (ou plutôt chiffonnier), dubitatif… Pourquoi l’« enrhubé » a-t-il snifé du ténoate d'éthanolamine ? Peut-être pour se donner un coup de fouet avant d’attaquer une épreuve sportive… ne trouve-t-on pas dans ce produit des atomes de souffre aux effets dopants…? Par ailleurs, plusieurs tableaux ne renferme-t-ils pas quantité de balles de tennis élimées, mais aussi, plus récemment, des volants de badminton !
Accumulation de Volants ! Bad-art…
Car, ce qui parsème la toile, à partir de 2018, c’est l’apparition, puis la quasi omniprésence, de volants structurant des visages, les tatouant. Apparition d’abord timide (faute peut-être de suffisamment de matière première collectée), puis en abondance, en surabondance, comme dans Loretta Young (2022) :
Des volants (ou plutôt des demi-volants) qui, bien que d’une immaculée blancheur, sont ébréchés et ont fait leur temps. Des volatiles qui ont pris des coups et se sont fait chahuter, des cibles mouvantes que des badistes, enthousiastes, ont travaillées au corps puis n’ont plus jugés aptes pour le service !
Des volants, toutefois pas totalement détériorés, comme sont ceux qui finissent en brindilles, disloquées à force de servir de punching-volant, mais plutôt des volants encore potables, ceux abandonnés en bordure des terrains, lors des tournois officiels, par des compétiteurs exigeants, parfois bannis à la moindre éraflure… Une accumulation qui laisse à penser que Renaud Delorme fréquente régulièrement les courts de badminton pour taquiner le « zoziau ».
Vérification faire, il fait effectivement parti de la corporation des badistes ! Licencié au club de Carrières-sur-Seine (l’USC-78), depuis 2016 !
Toutefois, différents types de raquettes positionnées aux quatre coins du tableau intitulé Scarlet de face (badminton, mais aussi tennis et squash), indique que notre sportif ne tape pas que dans des volants ! (voir reproduction ci-dessous).
Le sens des détails
Récemment, pour attirer l’attention sur l’urgence écologique, des militants ont « souillé » symboliquement des œuvres d’art, jetant de la purée sur un Manet ou de la soupe sur Les Tournesols de Van Gogh (des tableaux toutefois protégés par de fines vitres).
L’art ou la vie ! semblent crier ces activistes.
Renaud Delorme ne prend-t-il pas le contre-pied de ces iconoclastes happenings ?
En magnifiant des débris, des vestiges, tout en guerroyant contre le gaspillage, ne dénonce-t-il pas l’obsolescence programmée, la destructrice gabegie du consumérisme ?
D’une part, la fatale, énigmatique[8] et insupportable beauté [9], se révèle trompeuse, piégeuse, elle n’est qu’apparence, superficialité, temporalité. D’autre part, le déchet, le hors d’usage (et hors d’âge) qui suscite le désintérêt (sinon le dégoût), le « moche », peuvent selon la partition visuelle imaginée, selon la narration gambergée et mise en forme, incarner du « beau », être transfigurés !
Ces Beautés sont des apparitions, qui pour être sublimées doivent être appréhendées en face à face. Un décalage, un pas de côté, écorne et altère progressivement leur superbe. Tout est question de perspective, de positionnement adopté par l’observateur. Changer d’angle, observer de côté, fait apparaître les reliefs, dérègle l’harmonie en dévoilant les coulisses.
L’envoûtant visage de la star, cet archétype de la beauté supérieure, inaltérable, est alors déconstruit, ramené à son artificialité. Son charlatanisme est dénoncé.
Ces beautés bricolées, constituées d’un agglomérat d’imperfections, d’une juxtaposition de « laideurs » sont au pied de la lettre des femmes-objets. Objets usagés, fatigués, triviaux, renvoyant le beau à la banalité et à l’obsolescence.
Renaud Delorme fabrique de la jeunesse, fige d’éternelles jeunesses, avec du « vieux », de l’anti-séduction (de l’anti-beauté). En bricolant du « fake », de fausses beautés, plus belles que nature, tout en les dé-figurant, il questionne les mystères de l’insaisissable, de l’incompréhensible beauté, de ses illusions et artefacts.
Galeries où sont exposées des tableaux de Renaud Delorme :
- Galerie LUMAS - Séries Well Organized Muses
- Absolute Art Gallery
- Modus Art Gallery (23, place des Vosges, Paris)
[1] Jean-Claude Milner, La Puissance du détail, Paris, Grasset, 2014.
[2] Diderot, Essais sur la peinture, Paris, Fr. Buisson Imprimeur, 1795. Disponible sur Gallica.BnF.
[3] Voir Jonathan Daudey, « Première esquisse pour une esthétique du détail », Un Philosophe. Revue d’idées à caractère philosophique, octobre 2015.
[4] « Le détail comme méthode » (entretien avec Jean-Claude Milner), Radio France, mars 2015.
[5] Jonathan Daudey, op cit.
[6] « Le détail comme méthode », op.cit.
[7] « Renaud Delorme – Portraits de femmes ».
[8] Cf. Nicole Czechowski et Véronique Nahoum-Grappe (sous la direction de), Fatale beauté. Une évidence, une énigme, Autrement, Série « Mutations », n° 91, juin 1987.
[9] Cf. Pierre Sansot, La Beauté m’insupporte, Paris, Éditions Payot et Rivages, 2004.
« À propos de Renaud Delorme » « Ce qui à première vue semble être une illusion d’optique, s’avère être en fait, en y regardant de plus près, une mosaïque sophistiquée de formes et de couleurs. Renaud Delorme travaille à la croisée du Pop art, du recyclage et du graphisme numérique – une synthèse de styles des plus originales. La série Well Organized Muses porte bien son nom : Delorme s’inspire avec habileté des sublimes chevelures de Marilyn Monroe et de Brigitte Bardot pour les reproduire ensuite avec des balles de tennis, ou recrée le fin visage de Nastassja Kinski à partir de puces informatiques et de fragments de claviers d’ordinateur. À l’ère du numérique, cet artiste français se tourne de préférence vers les objets. Il explore les nouveaux moyens d’expression artistique visant à traiter sur un pied d’égalité image et matière. |