Femme au volant...
« Autrefois », les jeunes filles issues de la bonne société, sages et bien élevées, s’adonnaient avec délices au « Jeu du volant ». Elles s’exerçaient à cet innocent passe-temps dans les allées des parcs ou sur les pelouses des squares, habillées de toilettes claires, mettant parfois légèrement en valeur leurs gorges juvéniles. Elles se conduisaient comme il sied à des demoiselles de leur rang, et, selon l’illustration publiée en 1921 dans La Vie Parisienne, « c’était gracieux… » !
La grâce n’a-t-elle pas été de tout temps « l’apanage de la féminité » !
« Le jeu du Volant, autrefois... c'était gracieux... »
Illustration Jacques Leclerc, Publiée dans La Vie Parisienne, 9 juillet 1921, p. 594 — Source Gallica-BnF : Ici
« Aujourd’hui », nous sommes au tout début des « Années Folles », certaines délurées, peut-être même des dévergondées, en tout cas des femmes dites « modernes » ou «nouvelles », prennent en main un tout autre Volant, et… « c’est plus dangereux… » !
« Le jeu du Volant, aujourd'hui... c'est plus dangereux... »
Illustration Jacques Leclerc, Publiée dans La Vie Parisienne, 9 juillet 1921, p. 595 — Source Gallica-BnF : Ici
Ainsi, la candide inconsciente, qui a eut l’audace de conduire une puissante automobile, se trouve fort dépourvue dès qu’il s’agit de négocier un « tournant dangereux » (pourtant bien signalé sur le panneau), et termine sa course dans le décor, non sans dévoiler une partie de ses charmes. Rien d’étonnant de la part d’une coquette, d’une étourdie, plus empressée de se refaire une beauté que de cacher un sein pommelé, tirant expressément, de son « petit sac la petite usine à maquillage [pour réparer] les artifices de [sa] physionomie ». Sa priorité, au milieu du fracas, restaurer son adorable frimousse, se pomponner !
Cette représentation d’une accidentée dépenaillée, corsage déchiré, jupe retroussée dévoilant ses jarretelles, n’est pas sans résonner comme une scène de viol… Donnant à voir un corps violenté qui, en s’aventurant (naïvement) dans un espace habituellement réservé aux mâles, l’aurait finalement bien cherché. Une « idiote », une victime quasi-consentante, guère émue par ce qui vient de lui arriver.
Finalement, n’aurait-on pas, ici, affaire à une fille facile, presque disponible ? La jeune écervelée, qui reste au beau milieu de la chaussée, est posée comme un bibelot – jambes repliées, telle une sirène –, elle est présentée comme un objet sexuellement disponible, corps érotique, offert aux fantasmes d’un lecteur placé dans un rôle de voyeur-reluqueur, de satyre.
La charmante Beauté, une « fille légère », fait ainsi la preuve, par l’image, de la futilité et de l’inconséquence du sexe faible !
En prenant le volant, la femme « libérée », la « jeune fille modern-style », s’introduit dans un monde où rodent des prédateurs, toujours à l’affût de l’aubaine. D'elle-même, elle s’expose à tous les dangers… Comme, le sous-entends la conclusion d’une escapade automobile décrite, par ailleurs, dans La Vie Parisienne, où, lorsque le crépuscule « saigne » et que « la nuit, rapide, tombe », la conductrice (une oie blanche ?) devient la proie des voyageurs qui, tels des loup-garous par la chair fraîche alléchée, inexorablement se « rapprochent d’elle ». (voir. ci-dessous)
« Jeune fille modern-style »
« En attendant, elle rentre, grisée par la course et le beau crépuscule automnal,
qui saigne encore longtemps dans le ciel.
La nuit, rapide, tombe. On devine, au loin, les premières lumières de Paris...
Les voyageurs, dans l'auto, se rapprochent d'elle.... »
In La Vie Parisienne, 15 octobre 1904, p. 640 — Source Gallica-BnF : Ici
Ainsi, dès 1921, on trouve, dans une mise en image moqueuse et sexiste, une première formulation d’un dicton qui fera florès : « Femme au volant, danger au tournant » ou, dans sa version résolument macabre, « Femme au volant, mort au tournant » !
En 1906, le journal Le Rire (publication particulièrement misogyne) avait déjà publié un dessin figurant une demoiselle portant cravate, totalement déconfite après avoir percuté un poteau électrique et envoyé valdinguer un pauvre bougre gisant au sol. L’homme mûr qui l’accompagne l’avait pourtant mise en garde, insistant, là aussi, sur la différence de dangerosité entre deux sortes de volants : « Je vous avais bien prévenue, chère amie : il n’y a aucun rapport entre ces volants-là, et ceux avec lesquels vous faisiez de si bonnes parties en pension… » Où, peut-être, elle ferait bien de retourner…
« — Je vous avais bien prévenue, chère amie : il n'y a aucun rapport entre ces volants-là,
et ceux avec lesquels vous faisiez de si bonnes parties en pension... »
Le Rire , 28 juillet 1906 — Source Gallica-BnF : Ici
Lâcher le volant pour « jouer du Volant » !
Au XIXème siècle et jusqu’à son progressif remplacement par le badminton, le Jeu du volant est perçu et présenté, comme un « plaisir calme ». C’est un « jeu sage, ignorant les excès », une plaisante occupation, toute en retenue, qui a « procuré à des générations de fillettes, de jeunes filles et de jeunes femmes la joie pure qu’éprouve un être féminin à des gestes mesurés, harmonieux et doux », comme indiqué au verso d'un chromo publicitaire édité vers 1900 par les Laboratoires Gobey (spécialisé en sirop laxatif !) [2]. Le volant est une « douce distraction », un « innocent » passe-temps, tout particulièrement adapté au charme féminin, à la délicatesse, la légèreté, l’insouciance des chastes demoiselles.
Son immaculée blancheur n’est-elle pas gage de pureté, de virginité ? C’est un ange, un amour qui fait battre les cœurs, que les belles s’échangent gentiment dans des espaces délimités, sous le regard bienveillant de leurs bonnes ou, comme ici, de parents en hauts-de-forme et ombrelles.
Il en va tout autrement, « Madame, écrit en 1929 René Chéney dans la revue Comœdia, lorsque vos deux mains étreignent cette roue qui a le don d’en orienter deux autres et qu’on nomme volant » [3]. Un « volant de direction » qui autorise l’échappée belle, la fuite vers de nouvelles libertés, qui permet de prendre la route, de s’aventurer dans des ailleurs habituellement réservés aux hommes et d’accéder à des rêves d’émancipation.
L’ « audacieuse » qui enlace, ou enserre, ce nouveau volant est souvent décrite comme une délurée, une fille de petite vertu, une donzelle aux mœurs légères, voire une « poule » (en 1930, la revueParisiana, publiera un feuilleton intitulé « Une poule au volant »).
Et, quant elle n’est pas présentée comme une débauchée, une fille entretenue (« danseuse », « artiste » ou demi-mondaine), voire une femme volage, la conductrice est immanquablement masculinisée, virilisée. Elle ne peut être qu’une Garçonne, une « pétroleuse », une aventurière ou une sportwoman, casse-cou quelque peu toquée. Soit, une laideur, voire une quasi monstruosité, femme hideuse et repoussante, quasi non-femme, être asexué, limite castratrice. En 1904, la « chauffeuse » était ainsi présentée dans l’hebdomadaire La Vie Parisienne comme une « surfemme sportive », que « l’Auto a fait rentrer de plain-pied dans le cycle des grands sports masculins. […] Et, sous la longue blouse de chauffeur, avec les lunettes et la casquette, le sexe disparaît. Elle en est fière ». Assis à ses côtés, pour mettre en valeur sa nouvelle force, l'illustrateur et le journaliste se sont entendus pour faire figurer un «sous-homme », «un petit sans surface pour bien montrer la vigueur de sa compagne » ! [4]
Vers 1900, écrit Guillaume Pinson, « tout le débat sur la femme en automobile se joue autour d’une question d’esthétique […] : comment la femme pourrait-elle rester belle sur ces engins ? » Un engin totalement « inadapté à l’élégance féminine », qui l’enlaidirait [5]. C’était pour un chroniqueur du début du XXème siècle, un « sport inélégant », qui transformait une « créature délicieuse [en] un monstre auquel on ne saurait assigner ni sexe, ni âge » [6]. Le vêtement sportif a d’ailleurs été longtemps accusé de bousculer les normes du genre, de transgresser et neutraliser le genre [7].
Du Guidon au Volant
À partir des années 1860, des femmes, en enfourchant des vélocypèdes, s’étaient déjà emparées d’un guidon pour aller « loin sans escorte ». La bicyclette leur avait donné des ailes ! Une prise de liberté qui avait déjà suscité inquiétudes et mises en garde des museleurs d'indépendance féminine. En chevauchant ce « nouveau dada », lesBicyclistes, ces « dames Quichotte des revendications féministes », n’étaient-elles pas des « moulins à parole [guerroyant] pour l’émancipation de leur sexe » ! En adoptant des « mœurs garçonnières », les Cyclowomen (des « Walküres de la pédale ») perdaient leur beauté, abandonnaient toute coquetterie. La bicyclette ne mettait pas les dames qui montent en selle à leur avantage. Elle ridiculisait la « trop grasse, la « trop maigre », accentuant les difformités jusqu’au grotesque. L’anatomie de la femme, ce « plus beau des temples où la messe d’amour se célèbre » [sic], apparaissait « hostile à [l’] architecture triviale » de cette monture qui, par ailleurs, est jugée dangereuse pour leur « délicat » organisme.
L’accident, la gamelle, attends les risque-tout que la vitesse grise jusqu’à leur faire perdre les pédales ! Les reines et princesses, qui se laissèrent entraîner dans des « courses folles » et autres « périlleuses » descentes, ne se sont-elles pas ramassé « de ces pelles qui teintaient de sang bleu la poussière mordue des routes » [8] !
Enfin, outre que cette « activité de loisir » détourne la femme de son « devoir fondamental de mère et d’épouse », et qu’elle porte « atteinte à l’autorité du père », la selle, par les frottements répétés qu’elle induit, est soupçonnée de provoquer de dangereux échauffements et de procurer quelques plaisirs solitaires, au nez et à la barbichette du passant… ! [9]
Au tournant du siècle, « l’auto-mobile » va réactiver et intensifier ces peurs et les anti-féministes vont user d’accusations tout aussi délirantes.
En ouvrant des horizons encore plus lointains, en permettant «de franchir des lieues et des lieues », l’Auto donne et amplifie « des désirs nouveaux, des besoins d’escapade ». Celles qui en profitent délaisseraient leurs maisons pour partir explorer et, qui sait, faire d’imprévues et sensuelles rencontres ! Au sortir d’un « brusque tournant », qu’elles palpitantes, affriolantes et déroutantes découvertes attendent ces « nouvelles sabines » [10] ? « Ah ! ce tournant “dangereux“ comme il attire la femme qui conduit une automobile, comme elle le désire ! Presque autant qu’elle le craint ! » [11]
« La machine aux poumons d’acier et aux jambes de caoutchouc » [12] qui les emporte, les libère (un temps) des contraintes de la sphère privée et de leurs «obligations familiales ». Elle leur permet d’ « aller à [leur] guise », d’échapper à l’autorité parentale ou maritale. « En abordant les routes seules, note Alexandre Buisseret, elles ont la possibilité de choisir telle ou telle direction », et se rendent compte « que l’on peut vivre sans assistance masculine. » [13]
Les conductrices coupent d’une certaine manière le cordon familial et patriarcal. Des femmes (certes aisées, des bourgeoises) gagnent en autonomie et prennent goût à une liberté sociale, voire sexuelle [14]. L’automobile, cette « prothèse phallique » que les femmes disciplinent et s’assujettissent, cet « attribut du pouvoir patriarcal » qu’elles pilotent « du bout des pieds, du bout des doigts », n’est-elle pas une « chambre nomade, […] ultime refuge des amours prohibés » ? [15]
« L'automobile-garçonnière »
« Très recommandée pour adultère, enlèvement, etc.
Plus de concierge, plus de flagrant délit ! Discrétion, sécurité, progrès... »
Le Rire , n° 151, 23 décembre 1905, p. 3. Source : Gallica BnF Ici
Pousse-toi de là que je m’y mette !
Cette revendication de liberté et d’égalité s’accompagne d’un brouillage des genres et d’une insubordination à la domination masculine. L’émancipation passe aussi par l’adoption d’un style qui souvent se masculinise jusqu’à l’outrance (cheveux courts, casquette, pantalon, cigarette au bec). En 1922, Victor Margueritte consacrera un roman à La Garçonne, cette fille indépendante, conquérante, éprise de liberté (sexuelle), qui s’habille comme un garçon. « Coiffée d’un béret de cuir rouge […] conduisant avec une décision attentive », elle suscite l’admiration de l’homme qui désormais occupe le « siège de la passagère », s’y voit relégué, dans une sorte d’inversion des rôles. Pousses-toi de là que je m’y mette !
En se saisissant du volant les « féministes militantes » en font un symbole d’émancipation et revendiquent l’accès aux mêmes droits que les hommes. Comme l’écrit l’une d’elles en 1932, en démontrant qu’elles sont capable de piloter, avec « une magistrale et sûre aisance », les femmes ne prouvent-elles pas « qu’elles valent les hommes dans une tâche qui réclame de la volonté, de l’énergie, de la précision, de la promptitude, du discernement ». Elles montrent qu’elles ne sont pas des « poupées futiles » ? Elles affirment qu’elles ont, tout autant que leurs pères, maris et frères, « des capacités de décision, de sang-froid et d’endurance ». Aussi, conclut Martine, qui signe ce texte, « comment refuser à nos compagnes le droit de dire leur mot sur les affaires du pays » [16]…
Comme l’écrit, en 1922, Jules Berthaut dans le mensuel de l’Automobile club de France, jusqu’à présent les dames regardaient « avec une curiosité mêlée d’effroi » l’homme, auprès duquel elles était « bien sagement » assises, « manœuvrer les leviers de la voiture […] jouer du volant ». Qui eût pu penser, alors, qu’un être à « l’esprit frivole », un être « si frêle » face à ce « grand jouet mécanique », puisse un jour tenir dans ses « menottes, ce volant conducteur et [dompter] le puissant animal du bout de [son] joli pied » ?
Ainsi, poursuit-il, « dans le domaine de l’automobile, comme dans tant d’autres, les femmes […] viennent d’affirmer leur égalité absolue avec l’homme, et même — pourquoi ne pas l’avouer ? — une certaine supériorité dans le sang-froid et la précision. [….] Presque toujours ce sont d’excellents ”volants”. » En imitant les hommes, en les copiant, en les singeant (« nous sommes tous des singes », précise-t-il), elles ont accomplit, « avec une étonnante rapidité », une «petite révolution qui peut, demain, en être une grande » [17].
Car, cette « conquête magnifique du cheval mécanique » a fait naître et grandir en elles « un autre sentiment, bien plus puissant peut-être […] qui s’est déployé, qui vous a possédée toute entière, […] le sentiment magnifique, unique, irremplaçable, de la liberté de conduire ». Les femmes apparaissent désormais maîtresses de leurs destins, plus autonomes. Elles s’affranchissent des tutelles. Elles peuvent « sortir sans un chaperon », conquérir de nouveaux territoires. Elles sont « libres d’aller, de venir, de courir rapidement d’un point à un autre, de rouler droit devant », de s’arrêter quand il leur plaît et « de partir loin, à l’aventure, avec le compagnon ou la compagne de choix, — libres à la seule condition de n’écraser personne et de respecter le Code de la route ! »…
Il ne faut toutefois pas être dupe, si le rédacteur du bulletin officiel de la Fédération Nationale des Clubs Automobiles de France encense la « mode de la Femme au Volant », c’est que cette appétence est excellente pour les affaires, fructueuse pour le bizness. L’engouement profite au développement d’une industrie automobile florissante, amenée à se diversifier pour séduire Madame, cet « être de goût […] de délicatesse et d’élégance », et… cliente potentielle. Pour lui plaire, les lignes et les teintes des carrosseries se feront harmonieuses. Les aménagements intérieurs s’efforceront de la combler. La voiture deviendra confortable, esthétique, luxueuse, racée, pour exposer « la richesse et le goût de son propriétaire » [18]. Pour se mettre à la portée du « sexe délicat » (comme l’on disait alors), elle devra être maniable, compacte, se démarrer sans effort, d’une étincelle (et non à l’aide d’une manivelle !) [19]. Mais, toutefois, elle ne lui permettra que de courts trajets… Ainsi, dans les dernières années du XIXème siècle, « à côté des grosses cylindrées, puissantes et rapides, domptables uniquement par des chauffeurs au faciès de brute, vêtus de peaux de bête. » [20], les constructeurs mettront en service des « voitures de femme », des voiturettes électriques, au format réduit, ne permettant que des déplacements limités, une dizaine de kilomètres (les batteries se déchargeant très vite… et oui, les premières voitures étaient des électriques) [21].
L’Adam dure contre les Croqueuses de Volant
Les femmes qui militent pour une égalité des droits font de la conduite automobile leur cheval de bataille. En 1930, Julliette Bruno-Ruby écrira ainsi dans le Figaro Artistique : « L’automobile sera […] le symbole de la libération de la femme, elle aura fait, pour briser ses chaînes, beaucoup plus que toutes les campagnes féministes et les bombes de suffragettes. Du jour où elle a saisi un volant, Éve est devenu l’égale d’Adam. » [22]
Sauf que nombre d’Adam n’apprécient guère cette concurrence, ce désir d’émancipation et de liberté. Ils n’admettent pas que la Femme croque à pleines dents dans leur volant !
« La société masculine, note Alexandre Buisseret, se sent agressée par les femmes qui ont osé transcender leur condition pour prendre le volant. En effet, une femme sur une auto représente symboliquement un danger. C’est une femme qui n’est plus sous le contrôle d’une homme et donc de la société, c’est une femme qui échappe au cercle familial, et donc à un des fondements présumés de cette société » [23]
Se saisir du volant, s’en emparer, occuper la place habituellement réservée à l’homme, le dessaisir de ses commandes, c’est se placer sur un pied d’égalité et concurrencer le sexe dominant dans la maîtrise d’une mécanique mue par un moteur à explosion !
Or, si les femmes en ont le toupet, en ont-elles les compétences ?
Qu’une femme puisse, un jour, maîtriser l’art de conduire (ou y prétendre) paraissait impossible, en 1905, au journaliste du Figaro, « car il n’existe pas de carrière où les imperfections habituelles du caractère féminin puisse aboutir à d’aussi effrayants résultats » [24].
De part leurs « imperfections naturelles », les femmes seraient inaptes à la conduite. Leur infériorité physique (leur manque de force, leur manque de poigne) les empêcherait de prendre correctement un virage et « de réagir promptement à un obstacle inattendu » [25].
Elles n’en auraient également pas les compétences psychologiques. Trop émotives, hyperémotives, facilement impressionnables, ce sont des peureuses, voire des pleurnicheuses, mais aussi des évaporées, des rêveuses, dont l’esprit papillonne…
Danger… Femme au volant !
La nature féminine est-t-elle compatible avec la conduite automobile ? Les hommes s’interrogent et en discutent (entre eux). Le 26 janvier 1926, le journal Le Radical se fait ainsi l’écho d’un «débat très parisien », où le directeur de la Revue Motocycliste ainsi qu’un avocat aborderont trois questions fondamentales : « — La femme a-t-elle les qualités requises pour conduire une automobile ? — La conduite d’une auto est-elle conciliable avec la vertu d’une femme ? [et enfin] — Le fait d’offrir une automobile à une femme constitue-t-il un risque d’homicide par imprudence ? » [26] Tout un programme, dont n’existe, malheureusement, aucun compte-rendu…
En octobre de la même année, le journal La Lanterne, informe que la victime d’une automobiliste traitera d’un sujet qui lui tient particulièrement à cœur : «La femme au volant est-elle un danger public ? » [27] On se doute de la réponse de l’éclopé !
L’inquiétude taraude les hommes.
« Que de femmes au volant ! », s’exclame en mai 1924 un rédacteur de la revue La Pratique Automobile, devant les « plus de cent mille » permis de conduire délivrés par la Préfecture de Police à de « gracieuses personnes du sexe féminin ». Si « rien n’est plus élégant qu’une charmante femme au volant d’une cinq chevaux » et si le spectacle l’enchante, le fait de « lâcher » autant de (sans doute) « cocottes » le fait frissonner d’inquiétude : « Mais tout de même, cent mille d’entre elles au volant, lâchées sur les routes. Brr…… ! Serrons… la droite et tenons-nous bien à notre place. Car en cas de difficulté, il y a les nerfs, ces sacrés nerfs ! L’autre jour, une conductrice exquise faillit me démolir suivant les règles. Je me permis de lui conseiller de perfectionner son instruction. “Je sais admirablement conduire, me répondit-elle, vexée. J’ai un peu peur, voilà tout“. “Un peu“ ? que ce fut-il passé, Seigneur, si ça avait été beaucoup ! Et combien d’os ou de tendons manqueraient, aujourd’hui, à la révision de mon anatomie ? » [28] Si l'homme n'y prends garde, la femme ne va-t-elle pas finir par l'écraser ?
Comme lorsqu’elles chevauchaient une bicyclette, les femmes ne doivent surtout pas se laisser « griser de vitesse ». Il ne faudrait pas qu’elles s’emballent. L’enivrante vitesse éveille les suspicions, enclenche la machine à fantasmes. Ne susciterait-elle pas « chez certaines [d'entre-elles] une redécouverte de leur corps, une sorte d’érotisme » ? [29] L’accélération décoiffe, elle émoustille, éveille des émotions, crée des émois, une «volupté nouvelle », une « ivresse incomparable » [30]. Sans parler des trépidations, de toutes ces vibrations qui mettraient les « nerfs » à vifs, raviveraient des sensations, seraient sources d’exaltations, d’affolements, d’excitations ! Et apporteraient même, aux plus corrompues, d’aussi intenses qu’immorales satisfactions…
Toutefois, la conduite sportive, les voitures de course, les longues distances, restent réservées aux hommes. Madame n’est pas la pour « bouffer des kilomètres », mais pour « rendre mille services ». Elle se doit d’être serviable et se montrer disponible pour satisfaire aux besoins de son entourage. Si elle conduit, ce doit être avant tout pour des raisons pratiques, liées à la gestion du quotidien. Lors d’un séjour à la campagne, elle pourra ainsi se rendre au village faire les commissions, ou aller à la gare, mais toujours avec prudence ! « Débrayez doucement et accélérez… mais pas trop ! » Au risque de perdre le contrôle de la « bête ».
Toutefois, pour certains commentateurs, la femme serait, par nature, sage et prudente, « beaucoup moins téméraire [et] brutale que nous » (les hommes, ces conquérants). Sa sensibilité (aux souffrances), la porterait « à éviter, avec beaucoup plus d’attention que l’homme, toute cause d’accident ». C’est pour ces différentes raisons, qu’elle «fait merveille au volant », se montrant « parfois extrêmement habile », comme le constate, en 1928, le rédacteur en chef d’Omnia, la Revue Pratique de l’Automobile. Et si, selon les statistiques officielles, « la femme est sur pneumatique beaucoup moins dangereuse que l’homme », c’est qu’elle a réussit à dompter la machine, à la domestiquer. Elle l’aurait, en quelque sorte, amadouée. Aussi, l’été, « les routes des plages et des montagnes sont sillonnées d’automobiles dociles à des mains menues et à des petits pieds » [31]. La femme reste un être nécessairement fragile, une poupée de porcelaine ! (pour qui des ingénieurs aux petits soins vont concevoir des voitures sur mesure, aptes à être manœuvrées sans forcer). Mais, il n’y a pas que les voitures qui soient obéissantes…
Car, si des femmes, « il faut le dire conduisent très bien » et observent strictement le Code de la route, « c’est par une habitude d’obéir qu’elles ont acquise depuis des générations » ! C’est du moins l’analyse de Lysiane Bernhardt qui publie, en 1931, un article intitulé « La Femme et l’Auto. La manière de conduite et de bien se conduire ». Si, donc, des femmes conduisent bien, c’est que des générations de chefs de famille, de grands-frères, les ont disciplinées et leur ont appris à bien se conduite… en toutes circonstances.
« Mais, comme partout, poursuit-elle, il y a aussi pas mal de brebis galeuses qui refusent de suivre les prescriptions et présentent une mentalité de chauffarde, ou ce qui est pire, de débutante ». Des débutantes qui roulent à très faible allure, leur attention aimantée, absorbée, par les devantures des boutiques… Ce sont d'incorrigibles butineuses, capables de changer tout-à-trac de direction, décidant soudainement d’aller chez leur coiffeur plutôt que chez leur bottier… [32]
Cette image de la Parisienne distraite, insouciante, irréfléchie, perdurera longtemps. Lorsqu’elle circule dans une grande ville (au volant de son cabriolet), Madame est une tête en l’air, une irréfléchie qui fait du lèche vitrine (voir l’illustration « Madame au volant ou un cœur sensible »)
« Madame au volant ou un cœur sensible »
Illustration signée Red, publiée dans l’ A.C.F. Automobile Club de France, n° 45, août 1927, p. VIII
Source Gallica-BnF : Ici
Enfin la femme est une incorrigible pipelette. Elle cause, elle papote, elle bouge, se tourne et se retourne, bref, se disperse… Comment donc la faire taire…?
En 1925, dans le quotidien L’Œuvre, Georges de la Fouchardière (qui publiera, avec Félix Celval, l’année suivante, le roman Une Poule au volant), propose de lui mettre une cigarette entre les lèvres ! S’amusant d’une « grave question » posée par un «journal de sport » : « Une femme peut-elle fumer au volant d’une automobile ? », le journaliste (qui se veut sarcastique), propose d’envisager « la question du point de vue pratique, et non plus du point de vue esthétique ». Aussi, écrit-il, lorsqu’un monsieur « prend place dans la voiture aux côtés de la dame au volant il doit non seulement autoriser, mais encore encourager la cigarette.
Une cigarette, c’est autant de pris sur la conversation. Une dame qui fume parle moins ; par conséquent, elle apporte un peu plus d’attention aux gestes des agents qui organisent l’embouteillage aux carrefours, et aux écriteaux qui marquent les rues à sens interdits.
Une cigarette, c’est autant de pris sur le flirt… Un baiser échangé avec une dame qui tient le volant peut causer la mort d’un passant, ou, pis encore, d’un pauvre petit chien qui vague à ses nécessités sur la chaussée… Or il est très malaisé d’échanger un baiser avec une dame qui fume sa cigarette.
Et puis la cigarette neutralise le bâton de rouge et la houpette à poudre de ris… Une dame qui se trouve au volant et qui voit son visage dans le rétroviseur est constamment tentée de tirer de son sac et d’utiliser son usine à maquillage… Elle lâche le volant de ses deux mains ; elle ne voit plus rien que la place où il faut mettre un peu de rouge, ou un peu de poudre, ou un peu de noir. C’est comme ça que les malheurs arrivent… » [33]
En 1958, pour lutter contre ces préjugés, la société des pétroles Schell, publia un Petit Guide de la femme au volant, qui se penche sur le « problème ». Pour bien cerner la question, les rédacteurs condensent, dans leur introduction, toutes les critiques faites aux conductrices : « La belle […] avec sa voiture ne conduit pas, elle danse. Un pas à gauche, un pas à droite […]. Voit-elle en ville une vitrine séduisante ? Elle freine sur quelques centimètres. […] Elle […] ne s’arrête aux feux rouges que pour se farder, et ne tient le volant que lorsqu’elle n’a rien d’autre à faire. […] Vous croyez qu’une telle légèreté la rend honteuse : non, elle en est fière, et tournant à gauche, sans vous prévenir, elle esquive vos reproches d’un innocent éclat de rire… »
Si le trait se veut caricatural et prêter à sourire, le Guide (dont il n’existe, bien sûr, aucune version pour l'homme), précise qu’ heureusement, ces reproches ne s’adressent « qu’à un petit nombre de conductrices qui considèrent l’automobile comme le prolongement de leur houpette à poudre »… Ce qui ne n’empêche pas ses auteurs de poursuivre, en listant 7 «défauts » (des péchés capitaux ?) inhérents à la «personnalité » des femmes et inférant dans leur « façon de conduire ». Chaque conductrice étant conviée à repérer le trait de caractère la caractérisant pour apprendre à le maîtriser. Ainsi la conductrice doit se demander si elle est : timide,impatiente, nerveuse, irascible, nonchalante, peureuse ou trop sûre d’elle (trop d’assurance étant le « défaut d’une qualité pourtant nécessaire, qui vous entraîne à prendre trop de risques ») [34].
La femme à la « place du mort »…
« Le temps file trop vite avec la parisienne ! »
Le Rire , n° 47, 10 janvier 1903, p. 8 — Source : Gallica-BnF Ici
La femme doit savoir rester à sa place, celle de simple passagère. Celle dite « du mort » !
Les dames seront effectivement nombreuses à perdre la vie dans des accidents de la route… N’ont qu’elles ne sachent pas gérer une courbe, mais plus prosaïquement car elles occupaient la place du mort, celle, particulièrement exposée, située à la droite du conducteur qui, dans un réflexe de survie, donne un coup de volant pour éviter in extremis la collision frontale avec, par exemple, un platane, dans lequel s’encastrait sa compagne… Statistiquement, le passager (la passagère) situé(e) à l’avant avait bien plus de « chances » de passer à travers le pare-brise (lorsque la ceinture de sécurité n’était pas encore obligatoire) que le conducteur partiellement protégé par le volant… Sans oublier les chocs latéraux plus nombreux suite à un refus de priorité à droite !
La femme doit se résigner à respecter les conventions en laissant son homme prendre les choses en main, surtout lorsque cela devient sérieux (longs déplacements, routes escarpées, etc.). La « co-pilote » doit, elle, s’occuper des gosses (et lire les panneaux directionnels, sans se tromper…).
Or, même lorsqu’elle n’est que passagère, la femme reste un danger potentiel ! C’est du moins ce que soulignait René Chéney, en 1929, dans la revue Comœdia. En distrayant Monsieur par ses charmes, en l’importunant de ses tendresses, elle perturberait gravement sa conduite… quand elle ne s’agrippe pas subitement aux bras du conducteur au moindre danger, souvent totalement imaginaire. La femme reste une nerveuse, une effrayée. Ses réactions sont autant imprévisibles qu’exagérées.
Au détour de son article, l’auteur prend d’ailleurs, lui aussi, l’ingénu « jeu du volant », alors souvent pratiqué dans les cours des écoles et pensionnats pour jeunes filles, comme point de départ à son discours : « Voyez, Madame, le jeu du volant était sans danger au pensionnat, il est lourd de conséquence sur la route. » S’il reconnaît que la femme manie désormais le volant « avec grâce et autorité », c’est que l’automobile lui a permis de s’améliorer. « L’automobile vous a disciplinée ». Elle a donné, « jolie petite Madame, […] plus de décision et de sang-froid à votre caractère » [35].
Autre point noir, « véritable ennemie » de la femme au volant : la panne, « l’affreuse panne qui fige votre détresse, qui vous force à reconnaître que vous serez toujours le beau sexe, mais aussi le sexe faible ». La femme reste vulnérable. Elle présente toujours un point de faiblesse et a besoin qu’un homme l’épaule, lui vienne en aide, la sauve. La femme serait en infériorité technique (elle ne comprendrait rien à la mécanique). Elle reste ainsi dépendante de l’homme (providentiel) qui vole au secours de la pauvre enfant tombée en rade. Un homme qui rampe au pied du cabriolet et se noircit les mains de cambouis [36], pour la sortir de l’ornière mécanique !
Fort heureusement, en 1961, les stations techniques Solex, vont libérer les « insouciantes », « de tout souci mécanique ». Les publicistes chargés de faire passer ce message providentiel, recourront eux aussi à l’allégorie de « La Femme au volant ! », mettant en scène une pimpante et guillerette joueuse de volant (à plumes), qui «autrefois […] incarnait l’insouciance et la joie de vivre ». Deux traits de caractère qu’elle peut désormais « conserver précieusement », grâce à des mécaniciens, spécialistes en carburation et allumage (voir pub ci-contre, publiée en 1961).
Si dans les années soixante, « la femme s’est bel et bien installée au volant », comme le constate un micro-trottoir télévisé datant de 1964, elle est toujours accusée par des hommes de conduire « très mal », d’être «un danger public ». Au journaliste qui l’interroge sur la « façon [bien] à elles de conduire », un homme au volant, coude à la fenêtre, répond tout à trac : « La mauvaise », tandis que, côté passagère, sa femme sourit… comme une sorte d’acquiescement obligé.
Sur un ton badin, le reportage égraine ensuite tous les poncifs sexistes plaqués sur la conduite féminine. Un homme explique ainsi que sa « petite amie », qui vient tout récemment d’acquérir une décapotable, n’en a pas encore perdu les clefs, qu’elle utilise le starter pour accrocher son sac, use du rétroviseur, qui lui « rappelle son cabinet de toilette », pour se refaire une beauté et transforme la boîte à gants en « armoire à linge ». Si parfois « elle va vite », en ville, elle roule souvent au pas. Elle musarde, « quand les vitrines le méritent, elle sait prendre son temps ». «Feu rouge, feu vert, elle mélange tout ! » Et de conclure « Oh, sa conduite ne manque pas de fantaisie ». Et, si les femmes ont moins d’accident que les hommes, c’est surtout que « les hommes font attention ! ». Ils s’en méfient !
Des hommes, même les agents de la « force publique », qui sont près à tout leur pardonner, pourvu qu’elles minaudent et soient agréables et belles à regarder ! La femme « s’en sort très bien », dès lors qu’elle se fend d’un splendide sourire et dévoile de « jolies jambes »… [37]
« La femme au volant, je peux vous en parler, je viens justement d’en rencontrer une… »
Image extraite du reportage « La Femme au volant », 1959. Source, site de l'INA Ici
Des conductrices attendues au virage !
Il faut rappeler que « le stéréotype de mauvaise conductrice » a freiné (et freine encore) l’accession des femmes à la conduite automobile, en les infériorisant, en les enfermant dans un statut d’éternelles assistées, tout en bridant leur confiance en elles.
La formulation conforte les places dévolues à l’un et l’autre sexe et les rôles sociaux qui leurs sont attribués. Cantonnant les femmes à la sphère privée, à leur rôle de mère de famille et d’épouse, assise à la droite d’un mari qui tient fermement les rênes du puissant attelage qu’est l’automobile.
Même si les femmes ont toujours été loin de « rouler à tombeau ouvert » [38], même si toutes les statistiques et enquêtes soulignent qu’elles ont « une conduite prudente et responsable », beaucoup moins accidentogène que celle des hommes (ce ne sont pas des « faiseuses d’accident ») [39], le cliché persiste et continue de diffuser et distiller son pernicieux venin.
Ce stéréotype négatif qui cible les femmes a bel et bien une influence sur la manière dont les femmes abordent la conduite automobile. Comme l’a mis en évidence une étude menée en 2011, sur l’effet de de la menace du stéréotype « Femme au volant… », l’adage a bien un «impact délétère » sur les performances des femmes qui « endossent un fardeau supplémentaire » et doivent faire, d’une certaine manière, la preuve que cette « accusation » est absurde, infondée (au risque de la confirmer, au moindre faux-pas…). Le stéréotype agit comme une prophétie aux « prédictions négatives ». Il laisse planer une menace. Aussi induit-il, à la manière d’un mauvais présage, de l’anxiété, des appréhensions, des inhibitions, des conduites d’évitement, voire une colère, qui parasitent et impactent leurs performances [40].
Toute erreur, banal accrochage ou créneau mal négocié, confortera ce cliché. Rien d’étonnant à ce loupé de la part d’une femme…. Ainsi, la femme est-elle toujours attendue au virage !
Ce qui n’est pas le cas de l’homme qui, alors même que sa conduite provoque plus d’accidents (ils seraient responsables de 82% des accidents mortels), reste sûr de lui, ne doutant nullement de ses compétences, bien au contraire. Comme l’observe France Renucci, les conducteurs surestiment leurs « propres capacités de conduite, [considérant qu’ils feront] toujours face aux situations imprévues » [41] !
« L'Homme au volant, Danger public »
Carte postale, Série « Les Grands problèmes », 1972, taille : 14,5 x 10 cm — Collection particulière
La carte postale (ci-dessus) qui présente « l’homme au volant » comme un « Danger public » pour l'environnement, ne donne nullement une représentation négative du gugusse. L’olibrius qui bondit dans les airs pour attraper un volant (de bad), même s’il est saisi dans une situation burlesque, n’est nullement dévalorisé. C’est un sportif qui réalise un exploit sous le regard attendri et admiratif de deux touristes, elles bien passives. Et si sa chute va sans doute déclencher les fous rires, ce sera à son avantage. C’est un mariole dont la dangerosité est presque sublimée, ennoblie. S’il se scratche, c’est qu’il prend des risques, ose se montrer héroïque, n’hésitant à mettre son corps en danger pour la gagne et le spectacle ! Car l’homme (même en vacances) reste un actif, un battant, un sportif dans l’âme et s’il provoque un accident, s’il carambole, c'est presque tout à son honneur !
Et Dieu créa le badminton !
Le slogan, paraît aujourd’hui suranné. Lorsqu’il est lancé, il l’est, quasi essentiellement, sous forme d’une plaisanterie, d’une taquinerie, comme clin d’œil à une imbécillité d’un passé révolu…
Or la boutade, même si elle se veut drolatique, n’en reste pas moins stigmatisante et toxique. Elle agit comme une piqûre de rappel. Piqûre indolore, sourire en coin, mais qui perpétue le stéréotype, lui permet de se maintenir et de circuler à bas bruit, sous forme de ricaneries, camouflé sous le verni de l’humour. Le badminton n’échappe pas, à cette excuse du sourire…
Circule ainsi régulièrement sur Internet, notamment via les pages Facebook de badistes, une blague, supposée amusante, où une blonde plagiste, dans le plus pur style poupée Barbie, tenant gauchement une raquette de badminton, illustre une maxime : « Le saviez-vous ? Le badminton a été inventé pour permettre aux femmes de tenir un volant sans faire de blessés. »
On retrouve ici, avec un siècle d’écart, une réécriture des deux images ouvrant cet article qui, en 1921, montrait une jeune inconsciente, une Bimbo avant l’heure, étalée en plein milieu d’une route de campagne après avoir manqué son virage. Même recours à une femme potiche, dont la blondeur soulignerait la superficialité et dont l’anatomie, aux courbes surlignées, émoustille. Rappel en filigrane du stéréotype négatif de la femme au volant, dont la dangerosité serait neutralisée en (re)jouant au volant ! Ainsi la boucle est bouclée. Retour, grâce à l’invention (divine) du badminton, à la case départ ! Celle des temps heureux où les filles se contentaient de jouer ingénument au volant… !
On baigne ici en plein moquerie sexiste (à la manière de toutes les cartes postales humoristiques qui, dans les années 1960-1980, ont mis des femmes au volant dans des situations supposées marrantes). Au travers d’une femme-objet sexuel, une sexy-girl, des hommes se rient (bien sûr gentiment) de toutes les femmes, et ce faisant les disqualifient. La femme est réduite à un corps sexuel (seins, cuisses, ventre) et est présentée comme une nunuche, une godiche, même plus capable de tenir correctement une raquette…
Des concepteurs de T-shirt ont récemment cherché à retourner ce stéréotype, l’inversant pour lui substituer un slogan positif. Avomarks propose ainsi à la vente des polos sur lesquels est imprimé un volant à l’air malicieux déclarant : « Femme au volant, point au tournant ! » Formule qu’un internaute s’est empressé de commenter sur un forum en proposant un « Femme au volant, dans le filet c’est imminent »… Trait d’humour goguenard qui n’est pas sans résonner avec l’habituelle consigne, donnée en double mixte, d’attaquer en priorité sur le dit « point faible » que constituerait la dame… Stratégie qui a, peut-être, un impact sur l’engagement de certaines dans cette discipline….? Pas très amusant, en effet, d’être pris pour cible et de se faire prioritairement allumer…
Par-delà l’humour recherché, la formule annonçant le gain d’un « point au tournant » ne contribue-t-elle pas à la réactivation du stéréotype, à son entretien ? Ne participe-t-elle pas à la persistance du poncif, certes éculé mais toujours rémanent, de la femme mauvaise conductrice ? Cette tentative de contre-pied, ce pied-de-nez, n'est-il pas, par certains aspects, contre-productif ?
Pour conclure, il n’est pas inutile de rappeler, avec Emmanuel Barbe (alors délégué interministériel à la sécurité routière) que sur la route les femmes ont bien plus de chances d’être tuées par un conducteur qu’un homme par une conductrice… Chaque année environ 550 femmes sont tuées par un homme sur la route. « Une forme de violence faîte aux femmes à laquelle on ne prête souvent pas assez attention. » [42]
Frédéric Baillette
Notes :
[1] Pour emprunter à un passage du 1er chapitre du feuilleton « Une poule au volant », publié dans Parisiana, n° 270, le jeudi 6 novembre 1930, p. 6. Ce feuilleton reprend le roman de G. De la Fouchardière et Félix Celval, Une Poule au volant, Éditions Ferenzi et Fils, 1926.
[2] C’est ainsi que le présente, en l’associant au jeu des Grâces, un chromo publicitaire, datant des années 1900, édité par Les Laboratoires Gobey, spécialisé en sirop laxatif…
[3] René Chéney, « Lettre à Madame », Comoedia, 7 juin 1929. Source Gallica-BNF : Ici .
[4] « Sur-femmes et sous-hommes », in La Vie Parisienne, 3 septembre 1904, p. 544. Souce Gallica-BnF : Ici .
[5] Guillaume Pinson, « Le femme masculinisée dans la presse mondaine française de la Belle Époque », in Clio, Histoire, femmes et sociétés, n° 30 (« Héroïnes »), 2009, pp. 211-230. Consultable en ligne Ici .
[6] « L’élégance dans les sports », Je sais tout, mai 1905. Cité par Guillaume Pinson, op. cit.
[7] Cf. Sandrine Jamain, « Le vêtement sportif des femmes des “années folles“ aux années 1960. De la trangression à la “neutralisation“ du genre », in Anne Roger et Thierry Terret (sous la direction de), Sport et genre. Volume 4 : Objets, arts et médias, Paris, L’Harmattan, 2005, pp. 35-48.
Les automobiles d’alors n’étaient pas fermées (elles étaient aussi ouvertes que des carrioles). Ceux et celles qui y prenaient place devaient revêtir des vêtements chauds, enfiler bonnets, lunettes (pour se protéger de la poussière). Un attirail valorisant pour l’homme, qui se couvrait de peaux de bêtes, mais un accoutrement jugé fort peu seyant pour les élégantes. Contraintes de s’emmitoufler, elles ont « l’air d’Ève de l’âge des cavernes ».
[8] Citation extraites du chapitre que Georges Montorgueil consacre au portrait de « La Bicycliste », dans La Parisienne peinte par elle-même, Librairie L. Conquet, 1897, pp. 182-190. Ouvrage disponible sur Gallica-BnF : Ici .
[9] Sur ce sujet, voir, Christopher Thompson, « Un troisième sexe ? Les bourgeoises et la bicyclette dans la France fin de siècle », in Le Mouvement Social. Bulletin Trimestriel de l’Institut Français d’Histoire Sociale , n° 192 (« Circulations »), juillet-septembre 200, pp. 9- 39. Disponible sur Gallica-BnF Ici .
[10] Cf. « L’amour en auto et les modernes Sabines », in La Vie Parisienne, 42ème année, n°33, 13 août 1904, p. 496-497. Source Gallica-BnF : Ici .
[11] Zakouski, « Les femmes en Auto », in La Vie Parisienne, 42ème année, n° 50 (« Au salon de l’Auto »), 10 décembre 1904, p. 770. Souce Gallica-BnF : Ici .
[12] « L’amour en auto et les modernes Sabines », op. cit, p. 496-497.
[13] Alexandre Buisseret, « Les femmes et l’automobile à la Belle Époque », Le Mouvement Social. Bulletin de l’Institut Français d’Histoire Sociale , n° 192 (« Circulations »), juillet-septembre 2000, p. 54. Numéro disponible sur Gallica-BnF Ici .
[14] La femme qui part, seule ou avec ses copines (en bande), est soupçonnée d’avoir des aventures (romantiques ou sexuelles). Voir, « Corps, sexe et bicyclette », Les Cahiers de Médiologie, 1998/1, n° 5 (« La Bicyclette »), pp. 59-67. Disponible sur CAIRN.INFO en cliquant Ici .
[15] Voir Pierre-Marc de Biasi, « Les nouveaux transports amoureux », in Les Cahiers de Médiologie, n°12, 2001, pp. 247-259. Disponible sur CAIRN.INFO en cliquant Ici .
[16] Martine, « La femme et l’auto » (article publié dans la rubrique « Le cœur féminin »), Les Dimanches de la Femme, n° 543, 31 juillet 1932, p. 3. Source Gallica-BnF : Ici .
[17] Jules Bertaut, « L’Automobile, la Femme et le Salon », A.C.F. , n°47, octobre 1927, pp. 1-3. Source Gallica-BnF : Ic .
[18] Alexandre Buisseret, op. cit., p. 56.
[19] Cf. France Renucci, « Autos-femmes : union imposée, rupture impensable », in Les Cahiers de Médiologie, n° 12, 2001, pp. 227-237. Disponible sur CAIRN.INFO en cliquant Ici .
[20] Serge Bellu, La Véritable histoire de la femme et l’automobile. Plus d’un siècle de conquêtes , Grenoble, Éditions Glénat, 2020, p. 19.
[21] Cf. Alexandre Buisseret, op. cit., p. 61.
[22] Cité par Serbe Bellu, op. cit., p. 42.
[23] Alexandre Buisseret, op. cit., p. 57.
[24] Cité par Serbe Bellu, op. cit., p. 22.
[25] Alexandre Buissenet, op. cit., p. 57.
[26] Le Radical. Organe d’Action démocratique et de Progrès social , 26 janvier 1926, rubrique « Les femmes », p. 3. Source Gallica BnF : Ici .
[27] Annoncé dans La Lanterne, 17 octobre 1926, p. 3.
[28] « Que de femmes ! », in La Pratique automobile et Aéronautique, n° 145, 15 mai 1924, rubrique « Les on-dit de la quinzaine », p. 28. Source Gallica-BnF : Ici .
[29] Alexandre Buisseret, op. cit., p. 54.
[30] Zakouski, « Les femmes en Auto », in La Vie Parisienne, 42ème année, N° 50 (« Au salon de l’Auto »), 10 décembre 1904. Source Gallica BnF : Ici .
[31] Baudry De Saunier, « La femme serait-elle meilleur conducteur que l’homme ? », Omnia. Revue Pratique de l’Automobile, n°98, juillet 1928, p. 3. Attention, l’auteur précise toutefois qu’ « il n’est question ici que de la femme française, et de la femme française saine, active, aux yeux intelligents, travailleuse pour dire le mot » !
Voir également du même journaliste : « Arrivons par la femme ! », Omnia, n° 103, décembre 1928, p.5.
[32] Lysiane Bernhardt, « La Femme et l’Auto », in L’Athlète Moderne, n° 743, 12 août 1931. Source Gallica-BNF : Ici .
[33] G. de la Fouchardière, « La cigarette et le volant », L’Œuvre , 18 octobre 1925, p. 2. Et de conclure, sa pitrerie, par « Quelles économies réaliseront les Compagnies d’assurances si, chaque mois, elles envoyaient un colis de paquets de cigarettes à toutes les clientes qui ont assuré leur voiture contre tous risques ! ». Source Gallica-BnF : Ici .
[34] Robert Doisneau (photographies de), Michel Sinniger, Petit Guide de la femme au volant, Société des Pétroles Schell Berne, Paris, Éditions Sociales Françaises, 1958 (réédité en 1960).
[35] René Chéney, « Lettre à Madame », Comoedia, 7 juin 1929. Source Gallica BnF : Ici .
[36] René Chéney, « Lettre à Madame », op. cit.
[37] Voir « La Femme au volant. « Monsieur votre opinion sur la conduite féminine ? », 1959. Document INRA, à visionner Ici .
[38] Expression de la fin du XVIIIème siècle, signifiant alors « aller à cheval, en voiture [calèche] à une très-grande vitesse et au péril de sa vie »).
[39] Comme le soulignait déjà en 1936 Blanche Vogt, « Les Femmes au volant », in La Femme de France, 13 septembre 1936, p. 17. Source Gallica-BnF : Ici .
[40] Cf. Cindy Chateignier, Peggy Chekroun, Armelle Nugier et Marion Dutrévis, « “Femme au volant…“ : effet de la menace du stéréotype et de la colère sur les performances des femmes à une tâche liée à la conduite automobile », in L’Année Psychologique, n° 4, 2011, pp. 673-700. Disponible sur CAIRN.INFO en cliquant Ici .
[41] Cf. Jean-Marc Antoine Bailet, Le Volant rend-il fou ? Psychologie de l’automobiliste, Chapitre II : « Hommes/femmes qui conduit le mieux ? », Paris, L’Archipel, 2006, p. 93.
[42] Cf. Interview réalisé par France Bleu Azur, « Les hommes, un danger sur la route », Disponible ICI.
Bibliographie :
- Bailet Jean-Marc, Les Hommes pilotent… les femmes conduisent ! Guide des comportements au volant , Paris, L’Harmattan, 2018.
- Bellu Serge, La Véritable histoire de la femme et l’automobile. Plus d’un siècle de conquêtes , Glénat, 2020.
- Biasi, Pierre-Marc de, « Les nouveaux transports amoureux », in Les Cahiers de Médiologie, n° 12, 2001, pp. 247-259.
- Buisseret Alexandre, « Les femmes et l’automobile à la Belle Époque », Le Mouvement Social. Bulletin de l’Institut Français d’Histoire Sociale , n° 192 (« Circulations »), juillet-septembre 2000, p. 41-…
- Chateignier Cindy, Chekroun Peggy, Nugier Armelle, Dutrévis Marion, « “Femme au volant…” : effet de la menace du stéréotype et de la colère sur les performances des femmes à une tâche liée à la conduite automobile », L’Année Psychologique, 2001, n° 4 (vol. 111), pp 673-700. Disponible Ici .
- Demoli Yoann, Les femmes prennent le volant. Diffusion du permis de conduire auprès des femmes au cours du XXe siècle, Travail, Genre et Sociétés, 2014/2, n° 32, Éditions La Découverte, p. 119-140.
- Renucci France, « Autos-femmes : union imposée, rupture impensable », in Les Cahiers de Médiologie, n° 12, 2001, pp. 227-237. Disponible en ligne sur CAIRN.INFO, en cliquant Ici .
« La nuit, ce n'est pas toi qui tient le volant » — Carte postale — Collection particulière