Du Robuste au Mou. Les volants d'Oldenburg et van Bruggen
Depuis 1994, quatre volants massifs sont exposés dans le parc du Nelson-Atkins of Art, Musée d’Art de Kansas City (Missouri), fruit d'une installation réalisée par Claes Oldenburg, une des figures majeures du Pop Art, décédé en juillet 2022, à 93 ans et de Coosje van Bruggen (son épouse et collaboratrice, disparue en 2009).
.
Sculpteur mélangeant les codes du surréalisme et d'un art populaire fantaisiste, Oldenburg transformait le banal en monumental, réalisant des sculptures urbaines surdimensionnées à partir d’objet usuels. Des répliques à grande échelle, des versions XXL, qui transforment d'anodin outils du quotidien en «monuments publics humoristiques » [1].
Parmi les plus célèbres de ces objets ainsi amplifiés, démontrant une fascination pour le consumérisme américain, on peut ainsi croiser, à Chicago, une batte de baseball en aluminium de 30 m de haut (Batcolum), à Philadelphie, une pince à linge de 14 m (Clothespin) ou encore, à Minneapolis, une cuillère de 15,5m ornée d'une cerise (Spoobridge and Cherry).
Parmi cette quincaillerie d’œuvres hors normes (truelle, paire de ciseaux, lampe de poche, tube à dentifrice pressé d’où gicle la patte, etc.) essaimées à travers le monde, on trouve au Parc de la Villette (Paris) une « Bicyclette ensevelie » (1990), une sculpture constituée de pièces de vélo dispersées (selle, roue, pédale et guidon avec sonnette) sortant du sol et donnant l’impression qu’un gigantesque vélo s’y trouve enterré...
A Game of Giants
Trouvant une similitude entre le site abritant le musée d’Art de Kansas City et un court de badminton, le bâtiment central en constituant le filet et les pelouses de part et d’autre les terrains, Oldenburg et Coosje van Bruggen ont conçu quatre énormes volants qu’ils ont positionnés sur cet espace, dont un perché sur une des terrasses du « filet », suggérant ainsi qu’une gigantesque partie de badminton entre Géants s’y était jouée !
Un combat entre titans hypers balèzes, capables d’expédier des volants, lourds de plastique et d’aluminium, aux mensurations hors normes, 5,5m de long, 4,90 m de diamètre et 2,5 tonnes !
Cette fantastique vision du lieu est clairement explicitée dans une modélisation 3D présentant la structure des volants imaginés pour cette installation : « There are four giant shuttlecocks placed on the museum’s lawn which suggest a game of badminton had been played by giants using the museum building as a net. »
Le designer 3D McClatchy a réalisé une animation tridimensionnelle du colosse permettant de l'observer sous toutes ses coutures, de le faire tournoyer à l'infini et le dilater à souhait. Pour découvrir les entrailles du monstre, plongez dans ce « Shuttlecock Interactive », en cliquant sur ces clichés ou en vous rendant sur la vidéo juste en dessous :
Une visite guidée des « Iconic Shuttlecocks » du Kansas City's Nelson-Atkins Museum of Art, conduite par Kathleen Garland (conservatrice), vous est proposée dans cette vidéo :
À gauche, Alfred Lippincott et John Merrifield qui ont fabriqué les quatre volants du Nelson-Atkins Museu, à partir du moulage de trois types de plumes sculptées par Claes Oldenburg (à droite sur la photo). Chaque volant comportant neuf plumes.
De l’extrêmement dur au ramollo
Dans la fin des années 90, le volant de badminton semble avoir quelque peu occupé les pensées d’Oldenburg et de Van Bruggen qui ont réalisé plusieurs esquisses de volants doux, moelleux, des « Soft Shuttlecock », afin dixit Oldenburg de donner corps à leur imaginaire (« That’s when you make your fantasy visible. You put it on paper, and then you go from there.”) [2]
Des visions de volants, cette fois-ci, atones, cotonneux, certains presque éreintés, dont les plumes semblent se contorsionner jusqu'à la brisure (« Soft Shuttlecocks, Falling, Number Two »), ou se répandre au sol, tel un œuf au plat (« Spread on a Field » - « One Feather Elevated » - 1995). Des volants gisants, terrassés, épuisés, brisés, raplaplas. En piteux état, jonchant le sol : « Soft Shuttlecock on Ground » (1995).
Après le rigide et l’indestructible, Oldenburg et Van Bruggen sont ainsi passés, en 1995, à la conception d’un volant, velouté, souple, flexible, mais aussi cassant (fragile), capable de s’adapter aux configurations de différents espaces architecturaux.
À l’occasion d’une exposition rétrospective retraçant son œuvre (« Claes Oldenburg : An Anthology, octobre 1995-janvier 1996 »), Oldenburg a conçu une installation baptisée Soft Shuttlecock. Un volant une fois et demi plus grand que ceux du musée d’Art de Kansas City, mais informe, disloqué, aile brisée, qui semble s'être encastré et fracassé dans les coursives de la rotonde du Guggenheim Museum (New York). Immense insecte s'accrochant désespérément de ses pattes avant à la balustrade pour ne pas basculer et s'abimer dans ce gouffre :
À moins que ce volant ne soit le volant-funambule (« Shuttlecock On A High Wire », 1995), dont Oldenburg avait crayonné la performance, qui, déséquilibré, ait terminé sa chute dans les garde-corps…
Dans une interview, Coosje van Bruggen, explique que le choix de cette sculpture soft lui a été inspirée par l’architecte organique, Franck Lloyd Wright, pour lequel l'architecture devait être « aussi naturelle qu’une fleur au bord du chemin » (« as natural as a flower by the wayside ») (l’espace architectural doit entrer en harmonieuse résonance avec l’Humain, la Nature et l’Univers).
Ce volant soft a ensuite été exposé au Musée Guggenheim de Bilbao (Espagne), en 1997, puis au Museo Correr de Venise, en 1999, avant de revenir à New-York en février-avril 2021. À chacun de ces déplacement, le Soft Shuttlecock a changé de forme. Sa plasticité s’adaptant aux différents sites, la configuration de ses plumes multidirectionnelles permettant de le suspendre à l'aide de câbles dans diverses positions [3].
Salvator Dali avait ses « montres molles », une idée qui lui serait venue en « réfléchissant aux problèmes du “super-mou” » alors qu’il dégustait un camembert d’évidence extrêmement coulant… À l’instar du calendos, sous la croute des ans, Dali se sentait « vieillir dans le mou ». Il se ramollissait de l’intérieur. Les montres molles objectivent, cette idée abstraite de cet inéluctable ramollissement… « Après ce tableau, la représentation du temps ne sera plus jamais la même . » [3]
En passant du dur au mou, de l’extrêmement dur et rigide au délicat et fragile, Oldenburg et Van Oldenburg n’ont-ils pas voulu mettre l’accent sur la plasticité, tant structurelle qu’imaginaire, d’un objet aisément, malléable, pliable et destructible ?
Après ces installations de volants soft, brisés, anéantis, succédant à de l'imposant indestructible, nos représentations du Volant seront-t-elles toujours les mêmes ?
Tout comme les « montres molles » de Dali, ces soft shuttlecock qui font suite à des volants maous costaud, dans une sorte de subite détumescence, ne renvoient-ils à l'inéluctable ramollissement de l'être vieillissant ?
Une énigme que renferme peut-être ce volant métamorphosé par Oldenburg, en 1999, en « Sphinx in Autum ». Monstre impitoyable dévorant tous ceux et celles incapables d'apporter une réponse satisfaisante… ?
Quelques autres croquis de Shuttlecocks d'Olenburg et Van Bruggen :
[1] « Claes Oldenburg and Coosje van Bruggen », The Menil Collection, texte accompagnant la présentation de “Shuttlecock. Sphinx, 1996”.
[2] Texte accompagnant la notice du Whitney Museum of American Art, présentant le croquis « Soft Shuttlecocks, Falling, Number Two », réalisé en 1995.
[3] Cf. « Soft Shuttlecock », Extraits de « Urban Marvels. A Conversation with Coosje Van Bruggen, Germano Celant and Claes Oldenburg”, in Germano Celant, Coosje Van Bruggen. Claes Oldenburg, Skira Editions, Milan, 1999.
[4] « Les “montres molles” de Dali, une façon de représenter le temps », culture.gouv.fr.