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Publié par Frédéric Baillette


    Un manuscrit dédié à l’observance du culte catholique dans la sphère privée, présenté comme datant du tout début du 15ème siècle, renferme une des premières traces visuelles du jeu du volant.
    Cette enluminure (ou miniature), attribuée à Zenobi da Firenze (avec l’assistance d’un peintre de l’atelier de Jacquemart d’Hesquin et de Maître Étienne Loypeau), illustre un Livre d’Heures à l’usage de Paris, dont la date de parution toutefois interroge :
    - entre 1377 et 1400, à en croire la mention portée au crayon au verso de sa couverture (au-dessus du tampon de Francis Douce, l’antiquaire londonien qui l’a acquis, fin du 18ème – début 19ème) ;
    - entre 1400 et 1410, si l’on se réfère à la fiche de présentation du site de la Digital Bodleian Library (Université d’Oxford), où cet ouvrage est consultable en ligne et téléchargeable dans son intégralité ;
    - ou encore dans la seconde moitié du 16ème siècle, début de l’époque dite Moderne, si l’on s'intéresse aux deux estampes figurant en pages de garde de l’ouvrage : le portrait de Henry de Lorraine Duc de Guise (dit « le Balafré ») qui vécut de 1550 à 1588, suivi de celui de Charles de Lorraine Duc du Mayne (son frère), né en 1554, décédé en 1611… À moins que ces estampes n’aient été ajoutées plus tard ou que ce manuscrit ne soit qu’une copie d’une précédente édition…

    Toutefois, s’il nous a été impossible d’identifier avec certitude Zenobi da Firenze, et donc de le situer historiquement, Jacquemart d’Hesquin (auquel il est fait référence) est un enlumineur français, actif de 1380 à 1410, qui contribua à l’enluminure de plusieurs ouvrages publiés à la fin du 14ème et au tout début du 15ème siècle, ce qui corrobore les dates manuscrites figurant au verso de la couverture ! D’autant que le second artiste, Maître Étienne Loypeau (ou Maître de Luçon), dont l’atelier spécialisé dans les livres d’Heures était situé à Paris, fut lui aussi actif de 1390 à 1417.


Dig-ding-dong, sonnez les Matines !

    Apparus au 14ème siècle, les livres d’Heures sont les premiers livres de prières et de dévotions catholiques destinés à l’usage de riches laïcs [1], leur permettant de participer à la liturgie en se référant aux textes sacrés (jusqu’alors diffusés dans les Bréviaires auxquels seuls les membres du clergé avaient accès).
    Les plus pieux des fidèles les utilisaient pour « prier les Heures », respectant ainsi les huit temps quotidiens de prières fixés par le clergé, des Matines aux Complies [2].

    Ces luxueux ouvrages sont dits À l’usage de… car « adaptés à une liturgie particulière qui varie selon les régions et appelée usage . » Existent ainsi des livres d’Heures à l’usage de Paris, mais aussi de Tours, Lyon, Angers, etc.


Le jeu du volant, une « drôlerie »
    À partir de la première moitié du 13ème siècle, les marges et les bordures des livres de piété (bibles, mais surtout psautiers et livres d’Heures), ces surfaces vierges de tout texte, vont progressivement constituer un « espace de liberté […] pour l’imagination des enlumineurs et de leurs commanditaires ». Les manuscrits médiévaux vont s’emplir d’enluminures colorées et foisonner de toute une quincaillerie de créatures fantastiques, d’êtres biscornus, mais aussi de scénettes réalistes ou imaginaires, pouvant dépeindre « tant des moments de la vie quotidienne que des épisodes tirés des répertoires comiques, fantastique ou moralisateur. » [3]
    Les médiévistes ont baptisé « drôleries » ces « peintures marginales anticonformistes », ces Marginalia [4] , qui occupent les manuscrits gothiques, soulignant ainsi l’incongruité de scènes qui « revêtent souvent un caractère comique, mais semblent aussi parfois sombrer dans l’obscène et le blasphématoire » [5]. La plupart de ces images, parfois subversives et anticléricales, sont en effet en total décalage avec un texte sacré, rigoriste et aride, fort peu divertissant…
    La plupart des drôleries s’avèrent « indépendantes du texte ». Ne lui faisant que rarement écho, elles ne constituent pas des « gloses » imagées, sortes d’annotations ou de commentaires figurés, pouvant éclairer et rendre intelligible le récit en l’exemplifiant [6].


Volant, hockey et autres plaisantes distractions médiévales
    Le volant n'est pas la seule distraction médiévale représentée. Le feuillet qui précède est ainsi illustré par un jeu, s'apparentant à du hockey ou du golf, où deux personnages munis de crosses, se renvoient une « balle ».
 


    Les deux pages contiennent l’un des sept psaumes dits de la pénitence [7]. Le cinquantième de la liturgie catholique, connu sous le nom du Miserereprends pitié », en latin) ou « psaume du mystère de la Miséricorde divine », qui est une méditation sur le péché et la commisération divine, adjuration d’un pécheur repentant.
 

Livre d’Heures, à l’usage de Paris, vers 1400, fol. 101v et 102 — © Digital Bodleian Library


    Les deux jeux figurés qui relèvent du registre festif, du délassement et de la jouissance des corps, sont sans rapport et entrent même en dissonance avec les versets de ce psaume d’affliction («Ayez pitié de moi, mon Dieu […] » [8]).
    Cette présence du corps en marge du spirituel, n'est-elle pas le reflet d'une réhabilitation et d'une réconciliation théologique entre l'âme et le corps, entre la psyché et la chair ? Une conséquence de la « dynamique [...] anti-dualiste qui s'affirme avec une vigueur particulière au cours des XIIe et XIIIe siècles », comme l'étudie le médiéviste Jérôme Baschet dans son magistral Corps et âme ? Cette proximité ne scelle-t-elle pas leur union, en contradiction avec une conception strictement dualiste et manichéenne de l'humain, au sens « d'incompatibilité totale entre le charnel et le spirituel », s'accompagnant d'une « dévalorisation complète du premier » ? [9]) Désormais une « amitié » s'installe entre l'âme et le corps. Les deux entités duelles, l'une spirituelle, l'autre terrestre, qui constituent la personne ne sont plus pensées comme disjointes dans la culture monastique du haut moyen-âge. Leur rapport est aussi appréhendé par les clercs médiévaux « comme une union heureuse » [10].

    Ces ornementations distractives participent au décor de la page, à son esthétique. Ces garnitures allègent, adoucissent sa lecture. Elles la rendent plus digeste... et constituent, comme le suggère Cédric Giraud (Professeur ordinaire de langue et littérature latines médiévales), « un contrepoint avec le contenu sombre du texte biblique ».
    En animant et en colorant richement ces ouvrages, en les magnifiant, ces « bandes dessinées » rendent plus attractives les austères écritures. Elles offrent une « imagerie non-conformiste », parfois exubérante, irrévérencieuse, scabreuse, à découvrir et à savourer, donnant ainsi envie d’ouvrir et de parcourir, ne serait-ce que pour le plaisir des yeux, les mornes et rébarbatifs livres de piété. « La fonction principale des drôleries semble bien être la distraction, indissociable d’un sens aigu de la plaisanterie : elles “sont [selon Jean Wirth] un remède contre l’ennui [...], leur lien privilégié avec les livres de dévotion tient à la monotonie de la prière des heures”. » [11]
    Ces publications se muent ainsi en réjouissants livres d’images relevant de la culture aristocratique (évocations régulières du monde de la chasse, des jeux courtois ou de la musique).

    Les activités profanes investissent les marges du texte sacré. Elles se les approprient. Deux récits autonomes, disjoints, souvent contradictoires, se côtoient sur un même support. Comme si les commanditaires (« qui avaient leur mot à dire quant à la sélection des images apparaissant dans leur livre » [12]) et les enlumineurs profitaient de l’occasion laissée par ces espaces vacants pour y implanter parallèlement une autre histoire plus gaie, pour y imprimer des « clichés » d’un quotidien plus prosaïque, bien moins inquiétant et heureux. Ils composent ainsi un recueil d’images de leur temps, d’instantanés qui nous permettent de percer les centres d’intérêts et les plaisirs récréatifs d’un monde médiéval vu au prisme de l’aristocratie, comme ici différents jeux et amusements alors majoritairement pratiqués par les hommes.

    Outre le « hockey » et le volant, d’autres « divertissements » d’extérieur peuvent être en effet identifiés.
    Certains typiquement masculins : « water quintain » (joute médiévale), combat de gourdins, jeu des chevaliers ;
 

« water quintain » (joute médiévale, fol. 39v)
Combat de gourdins (fol. 126r)
jeu des chevaliers (fol. 140r)


    D’autres jeux plus calmes : Chasse au papillon (le seul concernant des dames), croquet ou « billard de terre », jeu de quilles, jeu du sabot (toupie de bois mise en mouvement avec un fouet), jeu de « boules ».
 

Chasse au papillon (fol. 37r)
Croquet ou « billard de terre » (fol. 47v)
Jeu de quilles (fol. 65v)
Sabot (toupie de bois mise en mouvement avec un fouet) (fol. 72v)
Jeu de « boules » (fol. 96r)

 

    On trouve également, deux êtres hybrides (des grylles, créatures grotesques mi-humaines, mi-animales), se renvoyant une balle avec des balais constitués de fagots de bois…
 

Livre d’Heures, à l’usage de Paris, vers 1400, fol. 136v — © Digital Bodleian Library

 

    Dans ces diverses activités récréatives aucune dame n'apparaît (excepté dans la chasse aux papillons), seuls des garçons et des hommes mûrs (issus du monde rural) sont représentés.
    Ainsi cette toute première mise en scène du jeu du volant, qui agrémente la « marge de queue » [13] d’un livre sacré, datant du début du 15ème siècle (voire de la toute fin du 14ème), présente cet amusement comme essentiellement masculin et, d'après les vêtements portés, comme une distraction paysanne, disputée avec de rudimentaires « battoirs », de simples palettes de bois.
 

Avec tous mes remerciements, pour leur précieuse aide, à
Cédric Giraud (Professeur ordinaire de langue et littérature latines médiévales - Université de Genève)
et Arnaud Join-Lambert (Professeur à la Faculté de théologie et d'étude des religions - Université catholique de Louvain)


Bibliographie :
- Durand Benoît, « Aux marges du manuscrit : les drôleries gothiques, entre satire et transgression ». Disponible sur erudit.org.
- Join-Lambert Arnaud, « Le Livre d’Heures médiéval au paroissien du XXème siècle », Revue d’Histoire Ecclésiastique, 2006.
- Martignoni Andrea, « Jean Wirth, Les marges à drôleries des manuscrits gothiques (1250-350) », in Cahiers de Recherches Médiévales et Humanistes, 2008. Disponible en ligne.
- Wirth Jean, Les Marges à drôleries des manuscrits gothiques (1250-1350) , Genève, Droz, 2008.


[1] « Ces livres étaient chers et donc réservés à une toute petite minorité de personnes. La possession d’un livre d’Heures était ainsi une affirmation d’un rang ou d’une responsabilité sociale. Dès lors, apporter à cet objet une qualité formelle exceptionnelle s’imposait. Le livre d’Heures, par sa richesse, devait donc manifester l’importance de son propriétaire. »
Arnaud Join-Lambert, « Le Livre d’Heures médiéval au paroissien du XXème siècle », Revue d’Histoire Ecclésiastique, 2006, p. 620.
[2] Selon Arnaud Join-Lambert, op. cit., ce support de prière ne fut toutefois pas si fréquemment utilisé que cela, en regard du taux très élevé d’analphabétisation et de l’excellent état de conservation de nombre de ces manuscrits.
[3] Cf. Manuscrits médiévaux. Quelques repères stylistiques.
[4] « Marginalia et “drôleries” font référence aux figures peintes en marge des textes. Le syntagme "marge à drôleries" désigne les marges qui accueillent ces drôleries . » Durand Benoît, « Aux marges du manuscrit : les drôleries gothiques, entre satire et transgression », p. 144, note 3. Disponible sur erudit.org.
[5] Durand Benoît, op. cit.
[6] Même si pour certaines il est possible de « faire l’hypothèse d’une allusion […] ; bien des drôleries ne disent pas plus que ce qu’elles montrent et le chercheur doit se résoudre à accepter parfois la part de non-sens de ces images », conclut Jean Wirth dans l’ouvrage qu’il a consacré à l’étude de plus de 1500 drôleries. CF. Jean Wirth, Les Marges à drôleries des manuscrits gothiques (1250-1350) , Genève, Droz, 2008, p. 31. Cité par Rose-Marie Ferré-Vallancien, in Bibliothèque de l'École des Chartes, 2010, tome 168, livraison 1, pp. 233-236.
[7] Première page, du verset 11 à 16 (« meis et omnes […] sanguinibus") et pour la suivante de la fin du verset 16 à 21 (« Deus Deus […] sacrificium »]. Le texte latin est consultable ICI et sa traduction ICI - ou ICI.
[8] 1ère versets (différentes versions et traductions existent) : « Pitié pour moi, mon Dieu, dans ton amour, / selon ta grande miséricorde, efface mon péché. / Lave-moi tout entier de ma faute, / purifie-moi de mon offense. »
[9]
Jérôme Baschet, Corps et âmes. Une histoire de la personne au Moyen Âge, Paris, Flammarion, 2022, p. 29. Première édition 2016.
[10] Jérôme Baschet, op. cit, p. 7.
[11] Rose-Marie Ferré-Vallancien, op. cit., p. 236. L’autrice a emprunté sa citation au livre de Jean Wirth, op. cit., p. 363.
[12] Benoît Durand, op. cit., pp. 159-160.
[13] L’imprimerie distingue, les marges de côté, de tête et de pied ou de queue (situées sous le texte imprimé).

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