Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Suivez-nous sur Facebook

 

Publié par Frédéric Baillette

 

    Dans un précédent texte (voir ICI), nous avions tenté de décrypter les arrière-pensées homoérotiques d’un court-métrage britannique, produit en 2019, sobrement intitulé Shuttlecock (volant). Un film (voir vidéo ci-dessous) mettant aux prises deux pseudos joueurs de badminton aux profils morphologiques et aux tempéraments totalement opposés. Deux êtres divergents, incompatibles qui, au final, se « réconcilient » sous des douches dites « collectives », une boîte à fantasmes aux allures de sauna, dans un happy end que l’on suppose initiatique et torride (les protagonistes s’éclipsant dans des limbes de vapeurs enveloppantes et protectrices).

    Dans ce second épisode, nous nous intéresserons aux corporéités mises en scène, aux valeurs qui leurs sont associées et qu’elles sont chargées de véhiculer, par leurs caricaturales outrances.
    Pour faire passer leur message (mais lequel exactement… ?), les auteurs ont forcé le trait, usant (et abusant) des clichés les plus éculés, mettant en concurrence deux « masculinités » aux antipodes, jouant sur une (abyssale) asymétrie, un déséquilibre schizophrénique, entre deux protagonistes qui se disputent le « Shuttlecock » (soit, comme nous l’avons formulé dans l’Épisode 1, un pénis en « miniature », objet du combat et du débat).
    Laquelle des masculinités qui se mesurent dans ce simulacre de match prendra-t-elle in fine le dessus... That is the Question ! Pour les besoins de la cause, ce ne sera nullement le favori, dont la dégaine annonçait pourtant la pulvérisation de son adversaire, mais, « contre toute-attente », la demi-portion !

Anatomies dépareillées

    La différence physique d’emblée s’impose. Elle saute aux yeux.
    Le récit s’articule autour de deux figures antithétiques, deux corporéités dissonantes, porteuses de vertus et de rapport au corps, mais aussi au monde, a priori inaccordables.
    D’un côté un mâle dominant, rôle endossé par un « briseur de raquettes », un excité, (in)digne représentant d’une masculinité virile, musclée, dominatrice, connotée « toxique » (qui, en bout de course, se retrouvera rejetée, esseulée et malheureuse – mais toutefois consolée).
    Et, face à ce bloc d’agressivité, de volcaniques et débordantes fureurs, un « badmintonneur », un être tout en sensibilités et sensualités, une masculinité soft, cool, apaisée, assumant sa part de féminité : une masculinité, comme le précise Arthur Vuattoux dans « Penser les masculinités », en principe, « subordonnée, composée d’individus relégués et considérés comme inférieurs en termes de masculinité (comme les hommes “efféminés” ou globalement ceux qui n’incarnent pas les valeurs de la masculinité hégémonique) » [1].


Le Briseur de raquettes
 

Images extraites de Shuttlecock, Court-métrage, produit en 2019 par Tommy Gillard


    Le premier à crever l’écran est le mâle viriloïde, un « briseur de raquettes », résolument adepte d’un badminton de puncheur. Tout en explosivité destructrice, en vitesse et détermination hargneuse. Porté par l’envie d’en découdre jusqu’à l’épuisement.
    L’énergumène puise dans un registre excessif, tant par ses cris que par ses gesticulations. Il vitupère, furibarde. C’est un énervé, un rageux, quasiment un forcené possédé par le démon de la gagne. Incapable de supporter la moindre défaite.
    Carl est la quintessence du joueur « chaud bouillant », râleur et colérique. Un caractériel qui conteste les décisions de l’arbitre, pète les plombs et, comme un enfant colérique, passe ses nerfs, se venge, en détruisant sa raquette. Il la fracasse, la « destroye », s’acharnant sur son jouet, tenu pour responsable de son échec [2].
    C’est un joueur éruptif chez qui les tensions s’accumulent. La vexation de trop déclenchant une réaction de violence aussi démesurée que médusante.
    Ce mâle à la musculature développée (bien que légèrement enveloppée, car il aime boire des bières) ne semble pas connaître le lâcher prise.
    La gangue de sa carapace musculaire lui interdirait-elle tout abandon de soi ?
    Faire jouer ses muscles, vérifier leur présence, leur consistance, tester leur capacité à gonfler, le réassure (temporairement).
    Après avoir perdu son premier round contre le frétillant Morgan, Carl, seul dans les vestiaires, reprend son souffle et tente de se rassurer en mobilisant sa musculature. Il la soupèse en se mirant dans une glace, mate ses biceps, puis hurle tel un gorille dans une tragique crispation.
 

 

    Depuis Popeye (et les boxeurs), le tour de biceps, sa saillie, est devenu le siège d’une masculinité soucieuse d’exposer une suprématie, d’afficher un signe d’invulnérabilité et une mise en garde (bien qu’il soit aujourd’hui en passe d’être détrôné par le découpé des abdos – toutefois moins visibles mais plus sexualisés).

    Pour Carl, la solution n’est nullement dans une remise en question de sa manière de jouer, mais au contraire dans la recherche d’un surplus de renforcement et de sécurisation musculaire, dans la multiplication des pompes (cet exercice de base de l’homme en quête de robustesses. Depuis l’humoristique « pompe corse » jusqu’aux pompes claquées, doubles claquées, devant, derrière, sur un doigt, etc.).


Le « badmintoneur »
 

 

    Face à Carl, glisse plus qu’il ne se déplace Morgan. Un éphèbe aux brunes bouclettes qui figure le « mâle homosexuel efféminé »  [3] : fluet, voire chétif, à la gestuelle de ballerine, tout en grâce et en déliés, en délicatesses et fluidités. Ses élans, la gymnique de ses mouvements, sont à l’image d’une joueuse de volant, ce jeu suranné que pratiquaient nos arrière-arrières-grand-mères (ou tout au moins, tels que nous nous l’imaginons au travers des représentations régulièrement véhiculées).
    Il « badmintone », comme l’écrivaient au début du XXème siècle les journalistes qui chroniquaient l’arrivée sur les plages (du Nord) d’un sport qui « d’ailleurs n’est pas nouveau, [qui] l’est même si peu qu’il ressemble comme deux gouttes d’eau au jeu de volant » [4], ce divertissement plaisant et gracieux qui convenait tout particulièrement aux petites filles (sages) et aux complexions fragiles (voir sur ce sujet : « Des bienfaits du “Volant” ou de “l’exercice au volant” », article à paraître sur ce blog).
    Sur le terrain, Morgan papillonne, il batifole, s’élance tel un petit rat de l’opéra, ne lui manque plus qu'un tutu. Ses poses sont exagérément maniérées, esthétisées, presque langoureuses et aguichantes…
    Ainsi Morgan incarne l’image d’une virilité jugée faiblarde, incertaine, soupesée inférieure. Un être « atrophié », un imberbe, dépourvu des attributs virils qui poseraient l’Homme, signeraient son indéniable mâlitude.

    Face à l’anatomie charpentée et amplifiée de Carl, devant la carrure du smasheur fou, de ce pugiliste, la conformation de Morgan relève du manque, de l’incomplétude, de la déficience. D’évidence, il ne fait pas le poids, n’appartient pas à la même catégorie d’Hommes, bien que disposant pourtant des mêmes attributs virils, de la même marque de fabrique (dans les vestiaires, Carl observe Morgan enfiler son short et en refermer la braguette sur l’évidente protubérance moulée dans un slip noir [5]. C’est donc bien aussi, sans nul doute, d’un garçon dont il s’agit).
    Morgan, d’une certaine manière, ne fait pas l’affaire. Il ne fait pas figue de rival, ni même d’outsider. Ce n’est pas un adversaire digne de ce nom. Son physique n’est pas crédible. Lutter contre un dissemblable, un inégal, affronter un « cure-dent » alors que l’on se pense colosse n’est pas, à première vue, gratifiant dans l'épreuve de vérité et de virilité qu’est la lutte sportive : « Le seul ennemi qui convienne au héros , note Patrick Bauche,c’est son semblable, annonciateur d’un combat solennel au sommet » [6].
    Ainsi Goliath, homme de guerre puissamment cuirassé, terrifiant, se riait-il de David, jeune (et beau) berger qui osait l’affronter sans armure, quasiment nu, et dont il pensait ne faire qu’une bouchée… Le KO instantané et contre toute attente que lui infligea l’adroit gringalet (maniant la fronde à la perfection) mis à bas le mythe de l’invulnérabilité d’un colosse bardé de muscles (mais à la cervelle de moineau). La décapitation qui s’en suivi dézingua la hiérarchie des anatomies habituellement valorisées sur l’échiquier des dominations guerrières (et sportives). Elle ébranla l’«économie de la différence corporelle » [7], une échelle hiérarchique appauvrissante, repoussant, cantonnant, le physiquement inférieur, jugé d'emblée moins bon, au rang de faire-valoir, de subordonné, de sous-fifre et de groupies, éventuellement de remplaçant.
 

 

Cannettes de bières contre tarte aux pommes

    Ces caricatures portent des valeurs tout aussi dissymétriques : Morgan est seulement venu à ce Charity Tournament, pour le fun et pour la bonne cause (« Well I’m just here to have fun and raise money for a good cause »), tandis que Carl est essentiellement là pour la gagne, le barbecue et boire des pintes entre hommes. Sûr de sa supériorité et de son invincibilité, il a apporté des beers, manière de fêter son « inévitable victoire » : « I’m bringing the beers so we can celebrate my inevitable win. »
    Deux rapports à l’Autre dissemblables, a priori inconciliables, disjoints. L’un destructeur et carnassier, essentiellement guidé par la soif de vaincre coûte que coûte, égotique (les autres hommes ne sont qu’une garniture, juste-là pour conforter l’égo de leur champion) — l’autre convivial (Morgan offre des quartiers d’orange aux joueurs), écologique (il a apporté des pommes de son jardin… d’Eden ?), donnant la priorité au partage, à l’entraide, à l’écoute. Alors que Carl s’est contenté d’apporter un pack de bières, Morgan a confectionné « a delicious food or salad. I pick the apples myself » !
    Si Morgan participe à ce Tournoi caritatif (Charity Tournament), c’est avant tout pour la bonne cause, pour aider les plus faibles, les plus démunis : « Well I’m just here to have fun and raise money for a good cause ».

    On retrouve dans l’attitude de Morgan des finalités, des positions, mises en avant par les organisations sportives gays (tout au moins fortement prégnantes à leurs débuts) : l’attention portée aux autres, la primauté donnée à la convivialité (au détriment de la performance), la valorisation du partage, de l’inclusion. Le maitre mot étant, comme le souligne Manuel Picaud, de «pratiquer sérieusement sans se prendre au sérieux » [8].
    Le plaisir d’être ensemble avant tout ! [9]

    D’un côté l’image de la « masculinité hégémonique », performative, écrasante. Cette « forme culturellement idéalisée du caractère masculin qui met l’accent sur les liens existants entre la masculinité et la rudesse, l’esprit de compétition, la subordination des femmes et la marginalisation des gays » [10].
    De l’autre, un modèle de « plaisir et de participation », qui porte attention à son environnement, met l’accent sur la mutualisation, la solidarité, l’amitié.
    Une séquence du film souligne cette différence fondamentale entre les deux « masculinités » qui se font face, l’une hyper-virile, brutale, l’autre toute en délicatesses : alors que Carl se prépare à affronter Morgan en s’épuisant dans des séries de pompes, en multipliant les frappes dans le vide ou encore en frappant à mains plates les murs des vestiaires, tel un rugbymen se préparant au combat, Morgan, décontracté, plaisante avec les joueurs du club. Cette connivence, cette sociabilité, ce savoir-vivre, agace d’ailleurs Carl qui met fin aux rires en leur lançant violemment un volant : « You need another social shuttlecock ? ».

    Aux mains de Carl la raquette se transforme uniquement en un instrument de combat acharné, en arme de guerre, et le volant devient un projectile vecteur d’agressivité, balancé avec violence dans l’intention de faire mouche, de « détruire » l’autre. Carl, ne s’excuse, ni ne s’inquiète, d'ailleurs lorsqu’il catapulte rageusement un volant dans l’œil de Morgan. Ce qui lui importe avant tout c’est que son adversaire reprenne, sur le champ, le cours du match, qu’il ne se dérobe pas, afin de pouvoir concrétiser sa domination et signer sa victoire.
 

 

Deux idées / visions du badminton :

    La joute sportive dans laquelle ces deux conceptions vont se confronter, met en scène deux visions tout aussi caricaturales du badminton.
    L’une essentiellement agressive et brutale, l’autre délicate et gentiment élégante, en finesse.
    Le badminton présenté par Carl se résume à une activité de cogneur, quasiment de viking qui frappe à tour de bras, style Ragnar Lodbrok, maniant sa raquette telle une épée ou une hache, distribuant des coups à toute berzingue. En veux-tu, en voilà !
 

 

    Quant au doux et frisotté Morgan, tête d’ange au regard de geai (démoniaque ?), s’il donne à voir un badminton de ballerine, tout en mignardises, il n’en est pas moins déterminé à ne rien lâcher.
    Deux imaginaires se télescopent, d’une part, celui de la puissance musculaire, de la domination assujettie au muscle.
    D’autre part, celui d’une (supposée) fragilité, immanquablement féminine, qui ne pourrait développer qu’une manière de jouer spécifique, peu efficiente, pathétique : « It’s pathetic. Feminine technique. You’ll never win like that », analyse Carl en regardant, du coin de l’œil, évoluer son futur adversaire.

    On retrouve ici soulignée une représentation surannée du badminton comme un jeu de fillette, une « douce plaisanterie », convenant aux personnes délicates. Le badminton ne pouvait être un « vrai sport » (entendre, pouvant être pratiqué par de vrais hommes, des bagarreurs).
    En France, cette perception du badminton, encore colportée certes sur le ton de la plaisanterie (cf. la définition twittée en octobre 2022 par Le Gorafi et largement partagée et commentée sur les réseaux sociaux), aurait longtemps freiné son développement [ [11]].
    Nous reviendrons dans un prochain article sur cette perception du badminton comme un sport de demoiselles, héritée d’une perception réductrice du « jeu de volant », un amusement progressivement essentiellement perçu comme un jeu d’échanges aussi mièvres que convenus.

Le Gorafi, octobre 2022


Des hommes qui ne sauraient jouer dans la même division… quoique !

    Ce court-métrage nous invite à une lecture quasi physiognomonique des corps. À des « signes du corps », à une physionomie, une allure, une silhouette, un découpé, sont associés des traits de caractère, des qualités morales, des manières d’être-au-monde (Heidegger [12]).
    Cette biotypologie (étude et catégorisation des types humains en fonction de leurs spécificités biologiques, formes corporelles, etc.) [13], nous incite à soupeser les possibles de morphologies mises en concurrence, à comparer la consistance de leurs anatomies respectives, à les classer dans des catégories anthropologiques et, de fait, à les hiérarchiser.
    Deux catégories d’hommes, deux représentations visuelles de la virilité sont associées à deux manières de se comporter. Le court-métrage met en lice un stéréotype et son « “contretype” à valeur négative », un «contre-exemple renvoyant […] son image négative », son « envers » [14] : une robustesse porteuse d’une trop évidente et redoutable (sur)puissance, habitée d’une supériorité ostentatoire, a priori incontestable.
    « De par le fonctionnement parfait de l’organisme, le culturiste et l’athlète sont en possession d’une virilité supérieure », écrivait ainsi en 1937, peut-être pour (ré)conforter ses ouailles, Marcel Rouet (l’un des pères de la culture physique, sacré Apollon en 1935, puis « plus bel athlète de France » et également auteur de Virilité et puissance sexuelle, 1971) [15].
    Face à cette imposante et supposée intimidante masse de chairs et de « certitudes », un corps grêle, inachevé, défectueux, immédiatement connoté immensément plus fragile, car dépourvu des accessoires de la puissance. Un corps anecdotique, déficient, presque ridicule (mais non dépourvu de répartie, de toupet), présentant un défaut de virilité, un « inverti » (« âme de femme dans un corps d’homme ») [16], inapte au combat rapproché et, sans doute, à la reproduction heureuse.

    D’un côté, une anatomie de bien bâti, une abondance de signes extérieurs qui présument une assurance, une invincibilité. Corps débordant de vitalité, exubérant, loquace, qui s’annonce comme infaillible versus un corps d’adolescent, pas encore formé, gracile, malingre, signe (flagrant) d’une incapacité, voire d’une infirmité  [17]. Une infériorité musculaire qui révèlerait une incompétence, l’impossibilité de réaliser un quelconque exploit, et, inévitablement, relèguerait dans une position de dominé, de « sous-homme » (de « soumis »).
 

 

    Il y a un hiatus morphologique entre ces deux morphotypes humains qui ne relèvent pas de la même catégorie. Face à Carl Morgan « ne fait pas le poids » ! Jaugé à l’aune de la sature de Carl, il avance un corps déficitaire.
    Il incarne le contre-exemple, l’anti-modèle [18], du corps érigé, statufié, du corps qui en impose par son armure musculaire.
    L’efféminé, l’homosexuel, note Anne Saouter dans son étude sur les coulisses testostéronées du rugby, reste « la figure de “l’autre-contraire” » [ [19]].
    Carl renvoie à une « virilité primitive », presque animale. Une virilité de chef de meute, guerrière et autoritaire, constituée de forces et de férocité.
    Une virilité d’« homme-machine », habitée par un phantasme de toute puissance, de surpuissance (un étalage de force face à laquelle mieux vaut s’écraser, faire profil bas – à moins de la contourner – pas d’attaque frontale, mais à revers...).
    Le sportif dont on dit « c’est une machine ! », est un être qui impressionne (les autres hommes) par sa capacité à enchaîner les frappes, les kilomètres, les dénivelés, sans jamais ciller ! Il semble inarrêtable, ne connaître ni la fatigue, ni la panne, le grippage.

   
Et pourtant celui qui semble le plus à l’aise (avec et dans son corps), c’est bien ce frêle « étranger » qui débarque dans cette «maison-des-hommes » [20], de sueurs et de muscles. Nullement impressionné, serein, à l’aise dans ses baskets (ses chaussons ?).
    Alors que Carl, le sportif, qui pourtant joue à domicile, est perturbé par ce nouvel arrivant qui d’évidence ne le laisse pas indifférent (et aux charmes duquel il finira par succomber). Alors qu’il s’interroge et doute de sa virilité, de ses capacités à maintenir son corps érigé en étendard de performance. Morgan la joue cool, sympa, détendu.
    À se demander si la carapace musculaire que Carl s’évertue à renforcer, à maintenir en état érectile, censée en imposer, érigée en totem de virilité, n’est pas un pis-aller, un cautère sur un marécage d’incertitudes et d’effroi [21] ?


Malaise dans la virilisation
 

Shuttlecock. Let the best Man win, Court-métrage, produit en 2019 par Tommy Gillard

 

    Et pourtant, malgré cette césure corporelle, cette trop évidente incompatibilité, ces deux corps qui mis côte à côte sont en totale dissonance, discordance, peuvent s’unir, s’imbriquer. Mais pour que ce rapprochement, ce contact charnel, cette première connivence sensuelle, advienne, il faut (ici) que le plus cuirassé des deux accepte de lâcher prise, de s’abandonner, que des réticences, des blocages soient levés.
    Une scène du court-métrage, séquence d’ailleurs totalement onirique (une improbable parenthèse), montre ainsi un Carl quasi contraint se laissant enlacer par Morgan. Seuls, dans les vestiaires (en toute intimité), Carl se laisse conduire par Morgan qui tente de lui faire percevoir la subtilité d’un geste technique dans un corps à corps où c’est le gringalet qui mène le bal. Cette totale (et inattendue) inversion des rôles met ainsi en scène un couple « same sex » évoluant progressivement en harmonie. Une communion qui confine à l’étreinte charnelle.
    L’image de ce rapprochement gay, où le testostéroné magnifique, torse nu, se laisse manœuvrer par le fragile Morgan (et qui donc, d’une certaine manière, lui cède, dans une pénombre protectrice et propice aux abandons lascifs) a d’ailleurs été retenue pour illustrer une des affiches du film…

    Cette scène laisse toutefois un malaise. La manière donc Morgan s’empare de Carl est à la limite de l’agression sexuelle, du forçage… Morgan propose, en effet, à Carl de le laisser lui montrer comment frapper un volant avec décontraction (« Just whacking your shuttlecock doesn’t take any skill. Why don’t you let me show you how . »), et n’écoutant pas le refus, le « No thanks », formulé par Carl, passe outre ce non-consentement explicite, le saisit par le bras et le fait pivoter sans lui laisser la possibilité de réagir.
    Les deux corps se retrouvent instantanément accolés, plaqués l’un contre l’autre. Morgan positionné derrière Carl. C’est désormais l’homme fort, musculairement fort, qui se trouve dans la position du dominé, de celui qui, bon gré mal gré, surpris, « accepte » de subir. Corps à corps érotisé, où Morgan est à la manœuvre, saisit la main de Carl et guide ses déplacements, pour lui faire sentir la bonne position :

« It’s actually really easy if you can get the position
Carl : « Really I think.
Morgan : « Bring your racket up.
It’s holding the wrists
Just… like… that… »

    Morgan accompagne ses gestes tout en douceur – comme s’ils valsaient.
    Les corps se rapprochent, s’unissent… Carl se laisse faire, s’abandonne…
    Gros plan sur sa poitrine pectoralisée, un entre-seins perlé de sueur !
    Les lèvres de Morgan se rapprochent, à la limite du baiser dans le cou et susurrent :

« It’s just you and me in the final. »
Une finale, juste entre toi et moi…

    Ce qui sera bien le cas, puisque les deux « adversaires » se retrouveront, pour une 3ème mi-temps réconciliatrice, seul à seul sous les douches…
 

 

Badass

    Ce court-métrage nous rappelle que la virilité démonstrative possède ses canons esthétiques, ses mises en formes et ses (dis)proportions. Elle se sculpte, parfois jusqu’à la démesure, dans une addiction musculaire alors hors de contrôle, une surenchère s’emballant jusqu’à l’hypertrophie « monstrueuse ».
    La luxuriance musculaire est censée capter les regards, susciter admirations et désirs, signifier une criante souveraineté.
    Le sportif est à la recherche d’un corps admiré, envié, désiré pour sa plastique et ses potentialités hors du commun, un corps ovationné pour ses performances, ou ses héroïques promesses. Corps érotisé, sexuellement surinvesti, jouissant [22], qui ne saurait laisser indifférent et devrait immanquablement susciter le respect, aimanter le désir, déclencher des passions.

    Cette construction musculaire de la virilité enchante le corps de celui qui manque de confiance en lui, vit et juge son corps comme insuffisant, imparfait. Ce plus, ce surplus, cette surabondance, cicatriserait des plaies, comblerait un manque, pallierait des défaillances, protégerait de menaces.
    Pour le psychanalyste, François Gantheret, l’ « appétence pour une “culture physique”, pour la musculation, pour la maîtrise corporelle, est une manifestation d’un fantasme de restauration, de “replâtrage”, de réunification du corps, chez des sujets qui se sentent en péril » [23].
 

 

    L’édification d’un corps élargi, fortifié, priapique, en lutte contre tout avachissement, uccédanée flamboyant du membre viril, promettrait une sexualité sans peur et sans reproche, qui ne tremblerait ni de faillirait. Il annoncerait une sexualité performante, athlétique et, in fine, victorieuse, irréprochable.
    Or ce cuirassement du corps, cette fortification des chairs (cette lutte contre l'amollissement, l'effondrement, la flaccidité), cette infatuation des apparences à coup d’excroissances musculaires (pour en mettre plein la vue, en commençant par s’épater soi-même), cette nécessité de se réassurer en tâtant ses muscles, en lorgnant leurs proéminences, en vérifiant la bonne tenue de cet équipement, n’est-il pas l’indication d’un manque de confiance en ses capacités… avec en filigrane le spectre de l’impuissance et du fiasco ?
    « Dans la virilité, note l’anthropologue Jean-Jacques Courtine, ce qui compte, c’est tout autant la hantise de l’impuissance que l’exercice de la puissance. Le fantôme de l’impuissance hante les figures, les pratiques, les affirmations viriles . […] C’est cette hantise primordiale – celle de la défaite au combat, […] hantise de la défaite guerrière, aujourd’hui sportive ; […] celle du ratage, de la panne sexuelle… » [ [24]]
 

 

    Quel mal-être ronge le corps de ce bastonneur ? Quelles inquiétudes taraudent ce corps fait homme, looké viril à grand renfort de musculation ? Quelles failles colmate cette carapace, quels désirs secrets, quelles indicibles attirances, sont enfouis dans ce sarcophage à pulsions ?

    Pour bousculer, déconstruire, nos perceptions de la virilité, cette parodie met en jeu deux masculinités paradoxales, l’une faisant étalage de sa force jusqu’à l’exubérante, l’hystérie, l’autre réservée, véhiculant deux perceptions tout aussi invraisemblables du badminton, l’une immodérément guerrière, l’autre « follement » esthétisante, caressante.
    Cette fiction tente de renverser les fantasmes colportés par une perception étriquée et rassurante de l’homosexualité, en intervertissant les rôles habituellement attribués et fantasmés dans la relation gay.
    Ce n’est plus l’éphèbe, l’efféminé, qui cède « aux charmes vigoureux » d’un baraqué à la virilité envahissante, intempestive et compulsive, pointée comme « toxique » par les réalisateurs du court-métrage, mais le « vrai homme » qui finalement succombe aux manières raffinées d’un gringalet, plein d’attentions et d’assurance. Une « âme efféminé » (Sénèque) finit par remporter la partie, à la fois en gagnant les cœurs du public (essentiellement masculin), puis en s’octroyant les faveurs de son adversaire : un « badass », soit un « dur à cuire » hyperviril (en argot anglais), avec qui il se réconcilie sous la douche, en toute discrétion…

    Dans cette fable, sous-titrée « Let the Best Man win » (« Que le meilleur gagne »), où le terme Man apparaît en italique (voir affiche ci-dessus), c’est le « Man » qui ne paie pas de mine, qui emporte le « trophée » !
 

   Depuis les années 1990, le terme « badass » a été repris par les mouvements féministes pour caractériser des femmes fortes et courageuses. « En s’appuyant sur l’utilisation du mot ­badass dans les médias féministes anglophones, Marie-Anne ­Paveau, professeure en sciences du langage à l’université ­Paris-XIII, observe dans un texte intitulé « “Badass”. Petite note lexicoculturelle » qu’il s’attache désormais surtout de manière flatteuse à une femme, souvent en contexte de militantisme ou de sympathie féministes : Dans une première approximation, une femme badass, ou une badass tout court, serait une femme remarquable pour ses qualités de courage, de force et d’énergie, jusqu’au défi ou la transgression parfois, voire la violence, traits et qualités plutôt attribués aux hommes en général”, écrivait-elle dans ce texte publié en 2015. » (Source : Zineb Dryef, «Les “Badass”, des filles qui “en ont”», lemonde.fr, 18 avril 2018.)



Éléments bibliographiques :
- Baillette Frédéric et Liotard Philipe (sous la direction de), Sport et Virilité, Montpellier, Éditions Quasimodo & Fils, 1999. Disponible en Intégralité sur le site de l'association Quasimodo.
- Courtine Jean-Jacques, « Balaise dans la civilisation : Mythe viril et puissance musculaire », in Alain Corbin, Jean-Jacques Courtine, Georges Vigarello (sous la direction de), Histoire de la virilité, Tome 3 : « La virilité en crise ? XXe-XXIe siècle », pp. 461-480.
- Éribon Didier, Réflexions sur la question gay, Paris, Fayard, 1999.
- Liotard Philippe (sous la direction de), Sport et homosexualité, Montpellier, Éditions Quasimodo & Fils, 2008.
- Mosse Georges L., L’Image de l’homme. L’invention de la virilité moderne, Paris Éditions Abbeville, 1997. Traduit de l’anglais par Michèle Hechter.
- Saouter Anne, « Être rugby ». Jeux du masculin et du féminin, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2000.
- Sohn Anne-Marie, « Sois un Homme ! » La construction de la masculinité au XIXe siècle , Paris, Seuil, 2009.

 

[1] Arthur Vuattoux, « Penser les masculinités », Cahiers Dynamiques, n° 58, 2013/1, p. 84.
[2] Le cassage de raquette (sa pulvérisation) est un classique des sports utilisant un instrument que l’on peut tenir comme un marteau, frapper au sol ou contre un mur, jusqu’à l’exploser.
[3] Florence Tamagne, « Caricatures homophobes et stéréotypes de genre en France et en Allemagne : la presse satirique, de 1900 au milieu des années 1930 », Le Temps des médias, 2003/1 (n°1), pp. 42-53. Disponible sur CAIRN.INFO.
[4] « Le nouveau Jeu de la Vie parisienne », in L’Appel au Peuple des Charentes, 27 juillet 1913, n° 913, p. 1. Voir également Pierre Verviers, « Badmintonons !… », in La Vie Sportive du Nord et du Pas-de-Calais, n° 39, 2 août 1913, p. 1.
[5] Voir à ce sujet, le superbe ouvrage de Colette Gouvion, Braguettes. Une histoire du vêtement et des mœurs, Rodez, Éditions du Rouergue, 2010.
[6] Patrick Bauche, Les Héros sont fatigués. Sport, narcissisme et dépression, Paris, Payot, 2004, p. 43.
[7] Voir Philippe Liotard, « L’éthique sportive : une morale de la soumission », in Michäel Attali (sous la direction de), Le Sport et ses valeurs, Paris, La Dispute, 2004, pp. 117-156.
[8] Manuel F. Picaud, « 1986-2006 : vingt ans de mouvement sportif gay et lesbien en France » in Philipe Liotard (sous la direction de), Sport et homosexualité, Montpellier, Quasimodo & Fils, 2008, p. 55.
[9] Voir notamment « L’être-ensemble-homosexuel : une éthique communautariste », in Yves Le Pogam, Philippe Liotard, Sylvain Ferez, Jean-Bernard, Marie Moles et Guillemette Pouliquen, « Homophobie et structuration des jeux sportifs homosexuels », Revue Corps et Culture, n° 6-7 (« Métissages ») , 2004. Disponible sur openedition.org.
[10] Im McKay et Suzanne Laberge, « Sport et masculinités », Clio, Histoires, Femmes et Sociétés, n°23 (« Le genre du sport »), Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 2006, p. 243.
[11] Julie Grall, « Sport ou pratique enfantine ? La construction manquée du badminton en tant que “vrai sport”, en France dans l’entre-deux-guerres », Revue STAPS, 215/1, n° 107, pp. 75-89. Disponible sur CAIRN.Info.
[12] Martin Heidegger, Être et temps, Paris, Gallimard, 1992. Première publication 1927.
[13] À s’en tenir à la typologie dressée par M. Martiny, en 1948, dans son Essai de Biotypologie humaine, Carl pourrait s’apparenter, bien que plus grand, au Mésoblastique et Morgan se rapprocherait de l’Ectoblastique. La constitution du premier est décrite comme massive, robuste, cubique. « L’hypergénitalisme avec excès de testostérone » caractériserait et expliquerait la « virilité de ce biotype », au caractère « combattif, bouillant, impulsif, pas très profond, volontiers sensuel. […] Doué d’une grande force physique, [il aime les] mets carnés et [les] boissons fortes. » (pp. 115-120). Quant à l’Ectoblastique (Morgan), au « tronc étroit et aplati », « aux muscles grêles », « sans grande force physique », c’est, toujours selon Martiny, sur le plan psychique, un hypogénital « plus sentimental que sensuel » (pp. 125-128).
[14] « La virilité est un stéréotype, reflet d’une image mentale standardisée. L’image intériorisée s’appuie, en retour, sur la perception de l’aspect physique, qui doit permettre de juger de la valeur d’une personne. Les stéréotypes objectivent la nature humaine, la rendent immédiatement visible et jugeable. Ils se sont formés à l’époque moderne où moment où la société, désorientée par les bouleversements qu’elle subissait, cherchait des symboles capables de concrétiser des notions abstraites. […] Le stéréotype s’est très vite trouvé retourné en “contretype” à valeur négative : le “paria”. […] La véritable nature d’un stéréotype ne s’apprécie vraiment que lorsque l’on met en regard l’idéal et son antithèse. » (Georges L. Mosse, L’Image de l’homme. L’invention de la virilité moderne, Paris Éditions Abbeville, 1997, p. 11-12 et p. 72. Voir également le chapitre « Les parias », pp. 63-81.)
[15] « Ils devront donc, poursuit-il, satisfaire aux exigences de leur sexualité. » Marcel Rouet, Santé et beauté plastique. Cours complet de culture physique et mentale pour obtenir un corps harmonieux en parfait équilibre , Paris, Éditions J. Oliven, 1937, p. 168.
[16] Soit une sorte de « troisième sexe ». Voir Laure Murat, La Loi du genre. Une histoire culturelle du “troisième sexe” , Paris, Fayard, 2006.
[17] Le « chétif et malingre […] porte là un vice d’origine ».
[18] Se reporter à l’ensemble des textes regroupés dans la troisième partie intitulée « Exemples, modèles et antimodèles », du Volume 3 dirigé par Jean-Jacques Coutine (« La virilité en crise ? XXe-XXIe siècle), de l’Histoire de la virilité, sous la direction de Alain Corbin, Jean-jacques Courtine et Georges Vigarello, Paris, seuil, 2011, pp. 275-400.
[19] Saouter Anne, « Être rugby ». Jeux du masculin et du féminin, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2000.
[20] L’expression est de Maurice Godelier, La Production des grands-hommes, Paris, Payot, 1982.
[21] Dans Généalogie du masculin (Paris, Aubier, 2000, p. 13), Monique Schneider (psychanalyste), rappelle que «Freud rapporte […] l’érection à une transformation rigidifiante […] liée à l’effroi devant une menace d’engloutissement : “Le membre viril érigé sert lui aussi d’apotropaion [de protection contre les forces du mal, conjurer les effets de la sorcellerie et le “mauvais œil”]. L’exhibition du pénis – et de de tous ses succédanés – veut dire : je n’ai pas peur de toi, je te défie, j’ai un pénis.” » (Freud, « La tête de Méduse », in Résultats, idées, problèmes II, Paris, PUF, 1985, p. 50.)
[22] « Le corps devient lieu et source de jouissance au travers de l’acte sportif, mais aussi objet sculpté pour conforter et maintenir son image. » Patrick Bauche, chapitre 6 : « L’athlète et son corps », op. cit., p. 68.
[23] On relira, certes avec quelques années de recul, son texte fondateur : « Psychanalyse institutionnelle de l’éducation physique et des sports », in Partisans, Sport, culture et répression, Paris, François Maspero, « Petite collection maspero », 1972, pp. 92-104. La citation est extraite de la p. 94.
[24] Courtine Jean-Jacques, « Balaise dans la civilisation : Mythe viril et puissance musculaire », in Alain Corbin, Jean-Jacques Courtine, Georges Vigarello (sous la direction de), Histoire de la virilité, Tome 3 : « La virilité en crise ? XXe-XXIe siècle », p. 473. « Le mythe viril s’applique à résoudre l’insoluble contradiction entre les désirs de toute-puissance et les réalités de l’impuissance masculine. » (p. 480).

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article