#1 - Art et «badminton» : Marie Laurencin (1920)
Ce portrait d’une jeune femme portant un enfant d’un bras et tenant de l'autre une raquette vers laquelle se dirige un volant date de 1920.
C'est l’une des quelques 1 800 peintures, aquarelles et autres lithographies recensées (sans compter les illustrations de livres, affiches, décors) réalisées par Marie Laurencin (1883-1956), «peintre par excellence du mystère féminin, gardant toujours une prédilection pour les visages énigmatiques de femmes», selon Bertrand Meyer-Stabley qui lui a consacré une précieuse biographie [1].
C’est un autoportrait dont la composition s’inspire très certainement d’une autre autoportrait, celui de Madame Vigée-Lebrun et sa fille, réalisé en 1789 par Élisabeth-Louise Vignée-Lebrun (voir ci-dessous). Un tableau pour lequel Marie Laurentin avait une prédilection, bien qu'elle le jugeait «représentatif d'un art trop sentimental» [2].
Le pastiche réalisé par Marie Laurencin est, lui, vide de toute affection, dénué de toute sentimentalité. D’un côté un couple mère-fille fusionnel, imbriqué, affichant un indéfectible attachement en nous fixant de leur commun regard, de l’autre deux êtres dont les centres d’intérêt divergent : l'attrait d'un volant en mouvement pour l’enfant, un ailleurs insondable pour la «mère», signe d'indifférence et/ou de vague à l’âme.
Si la longueur et la robustesse du manche de la raquette rappellent davantage celui d’une raquette de tennis, la présence d’un volant ne laisse aucun doute, l’artiste a représenté les instruments du traditionnel «jeu du volant», un aimable amusement encore pratiqué au début du XXème siècle par les petites filles mais aussi par de jeunes femmes.
Le regard déconnecté, perdu, de Marie Laurencin donne l’impression d’un détachement, d'une absence.
Fatigue, lassitude, ou désintérêt pour son nouveau rôle de mère ? (bien que Marie Laurencin n’ait jamais eu d'enfant…).
Comme résignée, elle s’apprête à recevoir et à renvoyer le volant quasi mécaniquement. Pensive, désenchantée, elle joue comme par nécessité, pour distraire une progéniture suspendue à son cou, observant la course du volant.
Mère-porteuse, mais peut-être pas mère-aimante… Mère, au visage dans l’ombre, comme en retrait, prise au piège de la maternité ? Mère lestée d’un nouveau «fardeau», d’une vie aux pommettes rosées, d'une encombrante fraîcheur qui l’éloigne des plaisirs de son enfance…
Nostalgie du temps où elle pouvait joyeusement, en toute insouciance, pousser le volant, un temps où son cœur se montrait aussi léger et virevoltant que le bel emplumé !?
« Mon destin, ô Marie, est de vivre à vos pieds… » [3] !
Ce tableau est caractéristique de la peinture de Marie Laurencin : des « figures évaporées, où se retrouvent toujours les mêmes harmonies de couleurs tendres, de gris, de rose et de bleu », avec les mêmes yeux d’un noir d’encre et des « créatures gracieuses […] investies d’une sorte de spleen secret et irréversible » [4] .
Dans ses autoportraits, Marie Laurencin excellait «à capter sa mélancolie, à exprimer ses états d’âmes», souligne encore Bertrand Meyer-Stabley. C'était une «artiste tour à tour aimée et délaissée, entourée et solitaire, célèbre pour avoir partagé un grand amour avec le poète guillaume Apollinaire et avoir été adulée dans les années 1920 » [5].
Elle partagea une relation aussi intense que tourmentée avec son «cher Wilhelm bien-aimé» (Apollinaire) [6]. Une passion romanesque «zébrée d’orages» [7] qui inspira à Apollinaire nombre de ses poèmes, bien sûr celui intitulé Marie (octobre 1912), mais surtout, en février de la même année, son chef-d’œuvre de nostalgie : Le Pont Mirabeau (sous lequel inexorablement coule la Seine) [8] . Poème composé après le départ de sa complice et dulcinée, dont les yeux étaient ses «ALCCOLS» [9] .
Le 11 juin 1956, celle qui «a fait […] de la peinture une poésie» sera inhumée (au cimetière du Père Lachaise), avec, selon ses vœux, « une rose à la main, les lettres d’Apollinaire sur son cœur et dans une robe blanche » [10].
Depuis 1983 (et le centenaire de sa naissance), un musée lui est consacré à Nagano au Japon, «où elle est traitée comme une icône de la peinture» [11].
Pour l’anecdote, en 1975, au détour d’une strophe de L'Été indien, chanson puissamment nostalgique qui connut un succès international, Joe Dassin fera référence au travail de Marie Laurencin :
« Avec ta robe longue tu ressemblais
à une aquarelle de Marie Laurencin. »
L’allusion à une artiste inconnue du grand public fut conservée malgré les réticences du chanteur et de son directeur artistique, les paroliers les convainquant de «garder cet aspect mystérieux pour faire rêver le public »... [12] Une allusion qui entrait en résonance avec un vers qui n'aurait pas déplu à Marie Laurencin : « Et l'on s'aimera encore, lorsque l'amour sera mort »...
[1] Bertrand Meyer-Stabley, Marie Laurencin, Paris, Pygmalion, 2011, p. 23.
[2] Voir Marie Laurendin, Le Carnet des nuits, Genève, Pierre Caillier, 1956, p. 20.
[3] Cité par Bertrand Meyer-Stabley, op. cit., p. 110.
[4] Ibidem, p. 27 et p. 284. «Sa palette est peu chargée, observe encore Bertrand Meyer-Stabley, jamais elle n’utilise de teintes pures. Elle extrait du gris le plus modeste, d’un carmin peu prodigue, atténué, toutes les modulations raffinées et impose sa touche mezza voce, bleus subtils et roses mourants, avec une évidence subtilité, une grâce peu commune.» (p. 120)
[5] Ibidem, texte de dernière de couverture.
[6] La plupart des lettres qu’elle lui adressait débutaient par «Mon cher Wilhelm». Guillaume Apollinaire n’étant qu’un des divers pseudos de Guglielmo Alberto Wladimiro Alessandro Apollinare de Kostrowitzky, son nom de naissance (Rome, 1880), soit en polonais (origine de sa mère) : Wilhelm Albert Włodzimierz Aleksander Apolinary Kostrowicki. Wilhelm fut francisé en Guillaume et Apolinary en Apollinaire.
Voir, par exemple, Gérard H. Goutierre, «Quelques pseudos d’Apollinaire et un peu plus…», Blog Les Soirées de Paris.
[7] Bertrand Meyer-Stabley, op.cit., p. 74.
[8] Première publication dans la revue Les Soirées de Paris, n°1, février 1912, p. 20 (disponible sur Gallica.fr).
Le poème «Marie» a été publié dans le n° 9 d’octobre 1912.
[9] «Mon ALLAMBIC vos yeux se sont mes ALCOOLS
Et votre voix m’enivre ainsi qu’une eau-de-vie
Des clartés d’astres saouls aux monstrueux faux-Cols
Brûlaient votre Esprit sur ma nuit inassouvie.»
Dédicace autographe apposée par Apollinaire sur le premier exemplaire d’Alcool qu’il offrira à Marie Laurencin, en 1913. Cité par Bertrand Meyer-Stabley, op. cit., p. 109.
[10] Ibidem, p. 283.
[11] Ibidem, p. 284.
[12] «L'Été indien (chanson)», Wikpédia