Nuisances et interdictions du jeu du Volant (du XVII au XIXème siècle)
À partir du milieu du XVII et jusqu’au XIXème siècle, le jeu du volant était devenu si pratiqué en France (et en Angleterre) qu’il envahissait et encombrait les rues (souvent étroites), les faubourgs, les places et parcs des grandes villes. Le Volant atteint alors un tel niveau de popularité que l’espace public semble empli du bourdonnement des échanges et des cris de joie les accompagnant.
En 1826, un chroniqueur du Corsaire (journal des spectacles, de la littérature, des arts, mœurs et modes) pouvait ainsi écrire, dans un article intitulé Les Volants : «Voyez, le dimanche à quatre heures, dans les rues du petit commerce ; l’air est de toute part et mille fois sillonné par le bouchon emplumé que le gros courtaud de boutique lance à la jolie demoiselle de comptoir […] ; avec quelle joie, quels éclats de rire, la raquette s’agite ; avec quelle anxiété, quels battements de cœur on compte les coups pendant que l’heureux volant est poussé et repoussé de raquette en raquette.» [1]
Cette effervescence, cette turbulence, bonne enfant, saturant l’espace urbain, n’était pas sans poser des problèmes de cohabitation avec les passants, contraints de zigzaguer entre les joueurs au risque d’écoper d’un coup de raquette (involontaire ou délibéré), de se voir «décoiffés» (de leur haut-de-forme), voire de finir «éborgnés» par l’un de ces projectiles, dont la tête était souvent renforcée. En effet, pour aller plus haut, plus loin, plus vite, les bouchons pouvaient être lestés d’un clou ou de tout autre métal. À l’instar de celui de la délurée Ebba (15 ans) : «un gros volant, au fond duquel elle avait piqué des épingles pour le rendre plus lourd» et qui, dans le roman de la Comtesse de Mirabeau (L’Impératrice Wanda), termine sa course dans le lorgnon d’un officier [2] .
En 1826, dans le tome 4 de sa somme sur Les Amusemens de la campagne, Paulin Désormeaux consacrait quelques pages au Volant, un jeu «tellement répandu qu’il est presque inutile d’en parler», avant de poursuivre : «Qui est-ce qui ignore qu’en chargeant un peu le liège, soit en y plantant un clou à tête ronde, soit en y faisant couler quelque peu de plomb, on augmente la force de répulsion des raquettes et qu’on fait monter le volant beaucoup plus haut ?» [3]
À la même époque le journaliste du Corsaire, précédemment cité, se faisait l’écho amusé de l’irritation des citadins qui se font chahuter par les joueurs (nous avons conservé l’orthographe d’alors) : «Ce jeu si agréable a bien ses petits désagrémens pour les passans, qui sont bousculés, balottés, frappés par les malins joueurs, qui ne comptent pas pour peu dans leur plaisir celui de décoiffer le promeneur, en feignant de prendre son chapeau pour le volant» [4] .
Ainsi, la passion débordante pour le jeu du volant, fort prisé par de modestes boutiquiers, de jeunes vendeuses ou encore des coursiers, dans leurs temps de pose ou en fin de journée, contrariait des passants et suscitait le mécontentement des bourgeois. Les exubérances du jeu incommodait et pouvait se révéler source de querelles.
À certaines heures de la journée, le jeu semble à tel point pratiqué que, dans le Paris fourmillant des années 1830, les promeneurs devaient se garder des «joueurs au volant dont la raquette usurpe brusquement la voie publique» [5].
Quelques satiristes et humoristes mirent en vers les tracas occasionnés par une occupation jugée intempestive que la maréchaussé tentait de proscrire, ironisant sur les risques encourus par les promeneurs, comme dans ce poème satirique adressé, en 1838, au Préfet de police de Paris :
«Inspecteur de la rue ou sage moraliste,
Je ne finirais pas, si je dressais la liste
De ce qu'il faut soustraire à l'effroi des passans ; […]
Arrache la raquette à ces jeunes commis
Qui, de nos yeux distraits innocens ennemis,
De leurs volans croisés barrent tous les passages. […]» [6]
Ou encore dans l’un des poème dits humouristique d’Amédée Pommier (1866) :
«Une jeune fille en goguette
Qui, d'un coup brusque de raquette,
Au lieu du volant qu'elle guette,
Relève le nez du passant.» [7]
Outre-Manche, le caricaturiste londonien John Leech publia tour à tour, en 1854 puis en 1857, deux images dans le magazine humoristique The Punch, or the London Charivari (à destination de la classe moyenne), sur de «plumesques» nuées importunant des gentlemen en balade :
«Battledore and Shuttlecock. The popular and amusing game as
at present played in the principal thoroughfares»,
John Leech, in Punch, or the London Charivari, Vol. XXVI, Janvier-juin 1854, Londres, p. 107.
«Little Girl : “Oh, I beg your pardon, Sir ! – It was the wind as done it !”»
John Leech, Punch, or the London Charivari, p. 134. 4 avril 1857, «The Shuttle-Cock Nuisance»
Vers la fin du XIXème siècle, on trouve une amusante mise en scène des désagréments liés à cette agitation enfantine, dans un chromo publicitaire faisant la promotion de l’alcool de menthe Pipérita dont la dégustation est brusquement chamboulée, patatras, par une volée d’enfants insouciants lancés à la poursuite d'un volant…
Les joueurs de Volant étaient surtout accusés de briser les vitrines des commerçants, mais aussi les vitres des maisons cossues et de casser les lanternes, ces éclairages publics qui, à partir de 1667, commencèrent à sortir de l’obscurité les rues sinueuses de la capitale. Des ruelles qui, la nuit venue, se transformaient en de redoutables coupe-gorges où l’égaré se faisait détrousser par des crapules en maraude.
Oyez, oyez, bonnes Gens ! – «Inhibitions & deffenses de joüer»
La décision prise par les pouvoirs publics de lutter contre ces nuisances peut être datée de la fin du XVIIème.
Sous le règne de Louis XIV (1643-1715), des préfets de police prirent, en effet, des arrêtés pour tenter d’interdire la pratique de la raquette et du volant dans les espaces très fréquentés.
Des ordonnances de police [8] furent édictées pour condamner tous débordements sur la voie publique. À charge aux sergents de ville d’en informer la population et de les faire respecter en dressant des amendes aux contrevenants.
Le jeu du volant n’était d’ailleurs pas le seul amusement à être ainsi interdit et sanctionné. Outre les «Volans» étaient également visés les Jeux du Bâtonnet, du Cochonnet et des Quilles, ainsi que les Cerf-volans. Autant de jeux à proscrire des rues et des places publiques «parce qu’ils peuvent incommoder & blesser les passans, casser les vitres de Bourgeois, & autres accidens», ou «les lanternes publiques casser» [9] .
Ainsi, une Ordonnance de Police, datant du jeudi dixième Octobre 1726, émanant du Châtelet de Paris et signée par le lieutenant Général de Police de la Ville, René Héraut, «porte deffenses de joüer au Volant, au Bastonnet, dans les Ruës & Places publiques».
Cette «sentence […] a été lûë & publiée à haute & intelligible voix, à son de Trompe & Cry public, en tous les lieux ordinaires et accoustumez, par moy, Jean Le Moyne, Huissier à Cheval au Châtelet de Paris, Juré Crieur ordinaire du Roy […]», et affichée le même jour pour que personne ne puisse prétendre l’ignorer ! [10]
À la lecture de l’introduction, la première Ordonnance qui a érigé le jeu du volant en un délit passible d’amende remonterait au 6 mai 1667.
Signe de la difficulté à la faire respecter et de la persistance des joueurs à passer outre (donc de son inefficacité), elle a été suivie de sept autres promulgations (ou rappels, sous forme de Règlements de police), la dernière datant du 12 octobre 1724.
Cette nouvelle ordonnance, d’octobre 1726, nous apprend que «plusieurs Particuliers, Garçons de Boutiques, Artisans, Gens de Livrée [domestiques] & autres Jeunes gens ont pris l’usage de jouer dans les Ruës les plus passantes & dans les Places publiques, au Volant & et un autre Jeu qu’ils appellent Bastonnet, ce qui trouble la liberté & la sûreté des Rues, cassant les Lanternes publiques, & pouvant blesser les Passants, cause des querelles & autres accidents».
En conséquence, les fonctionnaires chargés de publier ce document font «très-expresses inhibitions & deffenses à tous Compagnons de Boutiques, Gens de Livrée & à tous autres de l’un & l’autre sexe, de s’attrouper dans les Ruës ou Places publiques, d’y jouer au Volant ou Bastonnet, ou autres Jeux dont les Passants puissent être incommodez et blessez, ou les lanternes publiques cassées, à peine de Deux cent livres d’amende contre chacun des contrevenans, & de plus grande peine en cas de récidive […].»
Les parents, ainsi que les maîtres et maîtresses, étaient alors tenus pour responsables des dégradations commises, les premiers par leurs enfants, les seconds par leur personnel, employés, apprentis ou domestiques : «Desquelles peines les Peres et Meres demeureront civilement responsables pour leurs Enfans, & et les Maîtres et Maîtresses pour leurs Jeunes Garçons de boutique, Apprentis ou Domestiques», précisait le rédacteur de l’Ordonnance.
Ordonnance de Police, Portant deffenses de joüer au Volant ou Bastonnet,
dans les Ruës & Places publiques.
Du Jeudy dixiéme Octobre 1726.
Quatre ans plus tard, le sixième Septembre 1730, à la suite de plaintes reçues par le Procureur du Roy, une Ordonnance de Police quasi identique, renouvelant ces «deffenses de jouër» sur la «voye publique», sera à nouveau lue, publiée et affichée. À l’interdiction de jouer au Volant et au Bastonnet s'ajoute celle de jouer aux Quilles dans «les ruës les plus fréquentées» de Paris, suite à «un fâcheux accidents».
Cette ordonnance rappelle les différentes Ordonnances antérieurement promulguées, la première remontant au 6 mai 1667, la dernière au 26 janvier 1728, et stipule qu’elles seront exécutées…
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dans les Ruës & Places publiques, Ordonnance de Police Portant défenses de jouër au Volant, au Bâstonnet et aux Quilles,
6 septembre 1730. Disponible sur Gallica-BnF
De trois à deux cent livres d'amende !
Le 9 septembre 1740, une nouvelle Ordonnance, publiée par le chevalier Claude-Henri Feydeau de Marville, reprend le contenu des précédentes et fixe l'amende encourue à deux cents livres ! [11] Une somme qui, fort heureusement pour les galopins pris en flagrant délit de jeu de volant, était loin d'être si élevée (pour les primo-délinquants !), même s'ils devaient payer les vitres cassées...
Une sentence de police datée du 17 juillet 1761, nous apprend que le 12 juillet, un officier de police arrêta un garçon épicier, âgé de vingt-trois ans, faisant partie d’un groupe de jeunes gens qui, «sur les sept heures du soir», jouaient au volant «sur la chaussée de la grande rue du faubourg Saint-Antoine[et] embarrassaient la voie publique, indépendamment du risque de blesser à chaque moment ceux qui vont et viennent».
Le jeune commis, dénommé Jean Place, sera relaxé après qu’il lui fut enjoint d’être à l’avenir plus circonspect et qu’il ait avoué jouer avec le nommé Claude-François Mazurier, «garçon» d’un maître chandelier, situé dans la même rue. Leur maîtresse et leur maître respectifs, la marchande épicière dame veuve de Milly (pour Jean Place) et le sieur Lezieu (pour ledit Mazurier), «garants de leurs garçons», furent assignés à comparaître trois jours après les faits reprochés (le 15 juillet) à la Chambre de Police du Châtelet de Paris. Une audience à laquelle ils ne se rendirent pas. En l’absence de toute représentation, et après avoir «ouï ledit commissaire en son rapport, et les gens du Roi en leurs conclusions», le tribunal fit défenses aux contrevenants de récidiver et les condamna à une contravention de «trois livres d’amende». Une sentence «imprimée, lue, publiée et affichée partout où besoin sera, à ce que personne n’en ignore» ! [12]
pp. 59-60. Jacques Peuchet, Collection des lois, ordonnances et règlements de police. Depuis le 13esiècle jusqu’à l’année 1818. Seconde Série («Police Moderne de 1667 à 1789»), Volume 7 (1761 à juillet 1766), Paris, Chez Lottin de Saint-Germain, 1818,
Dans un article consacré à «L’éclairage des rues à Paris. À la fin du XVIIe et au XVIIIe siècles» (publié en 1916), le Commandant Herlaut rappelle qu’en 1874, «une sentence de police défendait “de jouer dans les rues au volant [et qu’] au mépris de ces sages prescriptions, les enfants du rôtisseur Landrin, du loueur de chevaux Montinant et du maître-boucher Gigot [sic !] ont brisé quatre lanternes en jouant au volant dans le cloître des jésuites. Les parents sont solidairement condamnés à payer trente livres, “savoir cinq d’amende et le surplus pour le dédommagement des lanternes“ et “défenses de jouer au volant à l’avenir sous plus grandes peines“.» [13]
Commandant Herlaut, «L’éclairage des rues à Paris. À la fin du XVIIe et au XVIIIe siècles»,
in Mémoires de la Société de l’histoire de Paris et de l’Île-de-France,
Tome 43 (XLIII), 1916, Paris, H. Champion, pp. 221-222.
«Désolation dans les faubourgs», la faute au Préfet Mangin !
En 1823, dans son Essai sur les mœurs, Étienne Jouy dénonçait les excès de sévérités de certains de ces réformateurs qui «pour avoir eu probablement le menton raflé [éraflé] par une raquette, se déchaînent contre les joueurs de volant devant les portes» [14].
Le 9 juillet 1830, un article du Figaro s’élève contre la «fureur de prescrire» et brocarde le préfet de Police d’alors, Claude Mangin, qui, après s’être attaqué aux saucisses et aux cuisines ambulantes, vient de décider «d’arrêter le vol des volans». Un jeu qui permettait un brassage social et un brassage des cœurs : «Les jeunes modistes de la rue Vivienne jouaient avec les commis de la rue Phelipeaux, les fleuristes de la rue Saint-Denis jouaient avec les marchands de bas, les brodeuses du faubourg Saint-Germain jouaient avec les bottiers ; il y avait même des ouvrières du boulevard du Temple qui jouaient avec des vaudevilliste.s.»
Jeu innocent pour les filles, «le plus joli jeu du monde» pour les garçons, le Volant permettait de faire connaissance et d’échanger quelques «baisers», certes des «baisers d’honnêteté», gages de jeu, mais aussi gages d’amour : «Le jeu du volant faisait des mariages»… jusqu’à ce que M. Mangin ne décide d’interdire ce plaisant badinage : «Depuis c’est la désolation dans les faubourgs.» [15] !
Enfin, à l’orée du XXème siècle, dans son numéro du 27 mai 1899, le journal Le Rire ironisera encore sur l’interdiction des jeux d’enfants aux Tuileries, mettant en scène un garçonnet réduit à jouer à la poupée, faute de pouvoir jouer avec son volant !
[1] « Les Volants », in Le Corsaire, journal des spectacles, de la littérature, des arts, mœurs et modes , n° 1102, 17 Juillet 1826, p. 3. Source BnF Gallica, site numérique.
[2] Marie Le Harivel de Gonneville, Comtesse de Mirabeau, L’Impératrice Wanda, Paris, Calmann Lévy Éditeur, 1844, p. 239. Source BnF Gallica, site numérique.
[3] A. Paulin-Désormeaux, Les Amusemens de la campagne […] recueillis par plusieurs amateurs […], Tome 4, Chapitre XXII : « Jeux dans les jardins particuliers. Le Volant », Paris, Audot Libraire-Éditeur, 1826, p. 221 .
[4] « Les Volants », in Le Corsaire, op. cit., p. 3.
[5] Raymond Michel, Le Puritain de Seine-et-Marne, Paris, Henri Dupuis Imprimeur-Éditeur, 1832, p. 291. Source BnF Gallica, site numérique.
[6] Barthélémy, Paris. Revue satirique. À M. G. Delessert, préfet de police, Paris, Rossignol et Cie Éditeurs, 1838, p. 17. Source BnF Gallica, site numérique
[7] Amédée Pommier, Paris. Poème humouristique, Paris, Garnier Frères, 1866, p. 231. Source BnF Gallica, site numérique.
[8] Sur l’histoire des Ordonnances de police, voir Albert Rigaudière, Penser et construire l’état dans la France du Moyen Âge (XIIIe-XVe siècle), chapitre IX : « Les ordonnances de police en France à la fin du Moyen Âge », pp. 285-341, Vincennes, 2003. Texte intégral disponible sur Openedition.
[9] Me Edme de LaPoix de Fréminville, Dictionnaire ou Traité de la police générale des villes, bourgs, paroisses et seigneuries de la campagne, 1758, p. 293. Source BnF Gallica, site numérique
[10] Ordonnance de Police, Portant deffenses de joüer au Volant ou Bastonnet, dans les Ruës & Places publiques. Du Jeudy dixiéme Octobre 1726, p. 2. Source BnF Gallica, site numérique.
[11] Dictionnaire ou Traité de la Police Générale des bourgs, paroisses, et seigneuries de la campagne, Paris, 1778, pp. 351-352. Source BnF Gallica, site numérique.
[12] Jacques Peuchet, Collection des lois, ordonnances et règlements de police, depuis le 13ème siècle jusqu’à l’année 1818, Vème Volume de la 2ème Série (1739 à 1749), Paris, Chez Lotin de Saint-Germain, 1818, pp. 132-133. Source BnF Gallica, site numérique.
[13] Commandant Herlaut, «L’éclairage des rues à Paris. À la fin du XVIIe et au XVIIIe siècles», in Mémoires de la Société de l’histoire de Paris et de l’Île-de-France, Tome 43 (XLIII), 1916, Paris, H. Champion, pp. 221-222.
[14] Œuvres complètes d’Étienne Jouy. Tome 1 : Essai sur les mœurs, Paris, Jules Didot Ainé, 1823, p. 306. Source Gallica BnF
[15] «Les volans et M. Mangin», Le Figaro, 9 juillet 1830, p. 2. Source BnF Gallica, site numérique.