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Publié par Frédéric Baillette

    Nous avons récemment étudié une toute première figuration du jeu du volant en France illustrant la marge d’un manuscrit datant du début du XV ème siècle, période correspondant au haut moyen-âge. Cette « drôlerie » [1], où deux paysans échangent un volant avec de simples palettes de bois, orne un Livre d’Heures à l’usage de Paris (soit un livre de prières et de dévotions destiné aux catholiques laïcs, leur permettant de suivre au quotidien la liturgie chrétienne).
    Cette enluminure présente le jeu comme un divertissement masculin entre un jeune garçon blondinet et un personnage paraissant plus âgé. Les vêtements portés semblent appartenir au monde villageois et rural.
    (Sur l’origine de cette image, se reporter à « Le jeu du volant : une “drôlerie” », article publié sur ce même blog)

Livre d’Heures, à l’usage de Paris, vers 1400, fol. 102 (détail) — © Digital Bodleian Library


    À l'orée du XVIème siècle, une scène similaire a été sculptée dans le bois d’une des 54 stalles de la Collégiale Saint-Martin de Champeaux (Seine-et-Marne). Une église où les chanoines se réunissaient en collège, d’où son appellation (devenue aujourd’hui simple église paroissiale). Deux (jeunes) hommes y sont représentés échangeant un volant dont la structure fuselée (notamment le « bouchon » très allongé) n’est pas sans rappeler celui figuré sur la précédente image.
 

Stalle de la Collégiale Saint-Martin de Champeaux
« Le jeu du volant », miséricorde sculptée par Richard Falaise en 1522
Source image : Wikimedia

 

     Ce face à face ludique a été façonné dans le chêne par le sculpteur-menuisier parisien Richard Falaise (où l’un de ses ouvriers), peu avant 1522, les stalles ayant été achevées à cette date. Elle a été vraisemblablement commandée « par les chanoines de la collégiale au tout début du XVIe siècle » [2].
 

    Les stalles « sont des rangées de sièges [en bois], liés les uns aux autres et alignés le long des murs du chœur des cathédrales ou églises collégiales et abbatiales ». Ces sièges, qui permettaient aux moines de se reposer durant les multiples et longs offices divins, disposaient d’une sellette rabattable qui se relevait lorsque son occupant se levait, pour, par exemple, entonner un cantique. Sous cette assise, cet abattant, était fixée une miséricorde, encore appelée patience ou crédence. Une petite console qui permettait aux moines fatigués de prendre discrètement appui, d'être demi-assis tout en paraissant debout. Le dessous de ce repose-fesses était « très propice, par son volume, à recevoir une décoration sculptée des plus variées. » [3]

    Les stalles et donc les miséricordes étaient souvent travaillées par des huchiers : des ouvriers ou maîtres menuisiers et sculpteurs sur bois spécialisés dans la fabrication des huches (coffres en bois servant, au Moyen Âge à ranger la nourriture), mais aussi des bahuts, armoires, portes, volets, etc. Leur expertise dans le travail du bois les conduisit à construire les meubles des églises, notamment les stalles.

 

    Les décorations des stalles était très diverses et parfois fantaisistes. Elles empruntaient certes aux récits bibliques, à la vie religieuse et monastique, mais aussi à la vie citadine et rurale, figurant notamment des métiers [4] et des temps forts de la vie quotidienne. Ici, une partie de volant, un jeu très certainement connu des ecclésiastiques qui étaient alors les seuls à avoir accès à ces décorations.
    Kristiane Lemé-Hébuterne observe que les miséricordes deviennent « le support d’une iconographie “profane” qui devient de plus en plus vivante quand on approche de la fin du Moyen Âge » et précise que les stalles, toujours enfermées dans un chœur clos, sont non accessibles aux simples fidèles. « Avant le concile de Trente, seuls les religieux peuvent pénétrer dans le chœur et voir les stalles. Celles-ci sont destinées aux religieux et ne sont vues que par eux. Ce sont eux aussi qui les commandent et les financent […]. » [5]

    En 1925, Jean Messelet (conservateur de musée), qui consacre un article à « La collégiale Saint-Martin de Champeaux » dans le Bulletin Monumental, inventorie les figures qui ornent l’ensemble des miséricordes de la collégiale : images parfois mythiques (centaure, phénix, Hercule, sirène) et/ou bizarres, personnages, animaux (chiens, singes, pélican, rats, renard) et saynètes dont quelques-unes issues des activités du quotidien (bûcheronnage, semailles).
    Outre le « jeu du volant » qui ne fait aucun doute, ce conservateur de musée identifie deux autres jeux : « Deux singes jouant, l’un tenant une batte, l’autre une pierre » (ce qui n’est gère évident…) et « Deux hommes paraissant jouer au ballon avec un globe » (stalle 43).
    En fait, très certainement, au vu de la position incurvée de leurs mains (voir reproduction, ci-dessous), deux joueurs de pelote, l’un frappant, l’autre s’apprêtant à frapper, de leur paume nue une balle (surdimensionnée) renforcée par un cerclage...
 

Stalle de la Collégiale Saint-Martin de Champeaux, vers 1522


    La « miséricorde » du volant est listée sur la 51ème stalle, sous le titre « Deux personnages jouent au volant ». Elle est l’une des deux miséricordes, photographiées par l’auteur, retenues pour illustrer ses propos (la seconde représente deux diables aux ailes de chauve-souris plongés dans une marmite d’eau bouillante).
    Dans le bilan de cet inventaire, Jean Messelet constate que si « quelques sujets sont tirés de l’histoire sacrée [notamment l’histoire de Job [6]] , d’autres illustrent des proverbes,quelques-uns enfin sont nés de la libre fantaisie de l’artiste et ne comportent pas d’interprétation . » [7] (c’est nous qui soulignons)

    À noter que ce jeu du volant a également été retenu, avec trois autres miséricordes, pour illustrer une carte postale datant des années 60, vendue comme souvenir aux visiteurs de la collégiale :
 

Légende figurant au dos de la carte postale :
« Le Jeu du Volant – Dieu soutenant le monde [8]
– Dans un bonnet d’âne – Patiente sur une enclume [9] »

 

Le Volant, un divertissement médiéval, masculin et villageois
   
Les deux personnages jouant au volant portent une robe plissée descendant sous les genoux, et un chapeau en forme de toque, un « bonnet à bords relevés » apparu à la fin du XVème siècle sous le nom de « bonnet rebrassé » [10], couvrant une chevelure descendant jusqu’au cou (alors à la mode). Ce couvre-chef rappelle également la « barette », bonnet doté d’une armature, qui au XVIème siècle devint un « accessoire d’uniforme des hommes de robe, universitaires, docteurs, hommes de loi et hommes de Dieu, prêtres, cardinaux, etc . » [11 
   Les joueurs sont chaussés de « souliers » à bouts ronds et aplatis (rappelant un bec de canard). Difficile de dire avec certitude si ces jeunes hommes (aux cheveux abondamment bouclés) sont de simples paysans, des villageois, ou peut-être des « étudiants » (de jeunes ecclésiastiques qui se délasseraient en échangeant quelques volants)…
    Quoiqu’il en soit, cette représentation témoigne de l’importance du jeu du volant dans la vie quotidienne du Moyen Âge, comme pratique masculine villageoise et rurale. C’est un des divertissements, fait « par esbatement » auquel se livrent les « honnestes gens » les jours de repos et de fête.
    La rusticité des raquettes, de robustes battoirs, plus que de simples palettes (comme celle de la « drôlerie », figurant en introduction, approximativement datée de 1400), laisse à penser que ce sont-là des instruments de bois fabriqués par les joueurs eux-mêmes (tout comme les volants l’étaient alors eux-aussi). Il faudra attendre que des corporations s’intéressent à leur fabrication, principalement celle des paulmiers (ou paumiers), raquetiers et faiseurs d’esteufs (spécialisés dans la confection des instruments du jeu de paume), pour que raquettes et volants soient réalisés par des ouvriers « spécialisés ». Et encore ce matériel couteux ne sera réservé qu’à une classe sociale aisée (noblesse, aristocratie, puis bourgeoisie). Ce n’est que vers la fin du XIXème siècle que raquettes et volants seront vendus dans des magasins de jouets, à destination principalement des jeunes citadins. Le jeu, entrera alors dans le monde du jouet, se transformant dans le même temps pour devenir progressivement un amusement ne ciblant que les jeunes enfants et les demoiselles bien élevées.


Un jeu exigeant une habileté, donc la répétition
   
Le jeu du volant est un sport d’adresse (et accessoirement de puissance), si l’on prend en compte les « objets intervenant dans la motricité », comme le propose Michel Manson dans un article s’intéressant au rôle des objets de jeu [12]. L’utilisation d’une raquette demande de déployer une habileté motrice pour que l'exercice soit attrayant. Cette nécessité d’un contrôle, cette exigence de maîtrise « technique », est une condition nécessaire pour « jouer », soit s’amuser avec un partenaire, en faisant circuler l’objet (le volant) dans une co-action plaisante, voire jubilatoire. Ce maniement exige nécessairement la répétition. « Sans exercice répété, l’habilité nécessaire à la pratique efficace d’un jeu d’adresse ne pourra être obtenue » [13]. Le plaisir retiré du jeu est indissociable des progrès réalisés dans la manipulation de ses instruments. Une compétence que semblent bien posséder nos deux joueurs, et qui témoigne donc d'une pratique régulière.

    De ce point de vue, il est intéressant de noter la tenue de raquette du personnage de droite qui vient de frapper le volant. La position du poignet et de la raquette pourrait indiquer que le volant a été retourné d’un revers. La prise fermée, manche tenu avec poigne, donne une impression de frappe sèche, et d’un renvoi accéléré.
    De toute évidence, les joueurs représentés n’échangent pas tranquillement. Leurs postures sont dynamiques. Ce ne sont pas des corps statiques, mais des corps actifs, des corps en mouvement, impliqués dans un jeu qui est loin d’être l’innovent et délicat passe-temps convenant avant tout aux jeunes filles et aux enfants qu’il deviendra, une représentation qui s’incrustera pour longtemps dans nos imaginaires.
    Les justes positions campées et l’impression d’entrain qui se dégage de cette saynète donnent à penser que l’artiste qui a saisi ce mouvement sur le vif connaissait bien un jeu que peut-être même il pratiquait. En tout cas, ce jeu ne lui était pas étranger et lui importait, pour qu'il soit, avec la pelote (ou la balle à la main) alors fortement répandue, l'une des deux pratiques ludomotrices à retenir son attention pour décorer une miséricorde.

    Ainsi, le jeu du volant apparaît comme faisant à la fois partie de la culture ludique, masculine, villageoise et paysanne, des XVème et XVIème siècles et comme trouvant place dans la culture visuelle médiévale.

 

Des photographies de l’ensemble des 54 stalles de la Collégiale Saint-Martin de Champeaux
peuvent être visualisées sur Wikimedia, en cliquant Ici.

Remerciements à Jean-Jacques Bergeret (Commission Culture FFBaD) pour son attentive relecture.

 

[1] Cf. Frédéric Baillette, « Le jeu du volant : une drôlerie ! », lavieduvolant.org, février 2023.
[2] Carole Fournol, « L’histoire de Job dans les stalles de la collégiale de Champeaux », in Les Arts Profanes au Moyen-Âge, Vol. IX, n° 1 & 2, 2001, pp. 89-98.
[3] Jean-Yves Cordier, « Les 32 stalles (vers 1522-1529) de l'ancienne abbaye de la Trinité de Vendôme. I. Jouées, miséricordes et appuis-mains », octobre 2019.
[4] Cf. Kristiane Lemé-Hébuterne, « L’artisanat de la chaussure à travers les stalles de la fin du Moyen-Âge », in hématique : Le travail en représentations. Actes du 127e Congrès national des sociétés historiques et scientifiques, « Le travail et les hommes », Nancy, 2002 .
[5] Ibidem .
[6] Douze représentations auxquelles Carole Fournol a consacré une étude, « L’histoire de Job dans les stalles de la collégiale de Champeaux », in Les Arts Profanes au Moyen-Âge, Vol. IX, n° 1 & 2, 2001, pp. 89-98.
[7] Cf. Jean Messelet, « La collégiale Saint-Martin de Champeaux », in Bulletin Monumental, 1925, p. 279.
[8] Jean Messelet y voit plutôt un homme couché supportant le globe crucifère.
[9] Pour Jean Messelet, ces deux hommes qui frappent sur un troisième posé sur une enclume serait « la traduction littérale du proverbe : Entre l’enclume et le marteau »… (p. 279)
[10] « La toque est l'accessoire phare de la Renaissance. Au commencement du XVIe siècle, elle présente un aspect déjà structuré, c'est-à-dire qu'une armature placée à l'intérieure de la coiffe lui confère une forme régulière. », Cf. « Le couvre-chef à la Renaissance ».
[11] Ibidem.
[12] Jean Manson, « Le rôle des objets de jeu dans la pratique des jeux d’adresse à la Renaissance », in Jean Ceard, Marie-Madeleine Fontaine et Jean-Claude Margolin (sous la direction de), Paris, Aux Amateurs de Livres, 1990, pp. 357-376.
[13] Ibidem , p. 362

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