#2 - Art et badminton : Georgette Agutte, «Joueuses» (de volant)
Georgette Agutte, peinture sur fibrociment, « N°2 Joueuses », vers 1910
Dimensions : 119 x 204 cm
Musée de l’Hôtel-Dieu , n° inv. 11983 – © Ville de Mantes-la-Jolie
Ces joueuses de volant sont l’une des quelques huit cents œuvres de la peintresse Georgette Agutte (1867-1922). Une artiste qualifiée d’avant-gardiste aujourd’hui quasiment oubliée. Sans doute car la notoriété de son (second) mari a éclipsé la sienne à leur commun décès. Elle fut, en effet, l’épouse de Marcel Sembat, homme politique de premier plan, un temps rédacteur en chef de L’Humanité, député, puis ministre durant la Grande Guerre. Un esprit éclairé, favorable au droit de vote des femmes et à «l’élargissement du droit à l’avortement» [1].
Le 6 septembre 1922, alors que le couple est en excursion en montagne, Marcel Sembat décède brutalement d’une hémorragie cérébrale. Georgette se suicide, quelques heures plus tard, d’une balle dans la gorge. Elle laisse une lettre bouleversante rédigée à la hâte : «Ma vie est terminée avec lui. Par lui j’avais le bonheur, je l’ai eu amplement, je n’ai pas à me plaindre, mais sans lui la lumière est morte. Adieu.» Clôturant par : «Voilà douze heures qu’il est parti. Je suis en retard.»
Une artiste indépendante d’esprit
En 1893, Georgette Agutte fut l’une des premières femmes à suivre, en tant que participante «libre», les cours de l’atelier de Gustave Moreau, à l’École Nationale des Beaux-Arts où les femmes ne seront officiellement admises qu’en 1897.
Grande amie d’Henri Matisse, cette «militante socialiste convaincue et engagée» [2] fut une touriste passionnée, cherchant à ses débuts à reproduire fidèlement dans ses aquarelles les paysages découverts.
Mais c’est surtout dans ses nus que «son identité de peintresse [va] s’éveiller».
Georgette Agutte peint, en effet, les corps «avec l’œil d’une sculptrice, soignant bien le modelé et le volume», leur donnant «une vraie présence physique» [3] , une densité, une force.
«Ayant débuté sa pratique artistique par celle de la sculpture, la jeune femme peint… comme une sculptrice, analyse le site Mieux vaut art que jamais. Les volumes sont “pleins”, les corps “habités”, aux chairs toutes en reliefs et marquées d’ombres bleutées» [4].
On retrouve dans ces Joueuses les «nus massifs, imposants, très sculpturaux», caractéristiques de son travail.
Des corps fermes, aux contours «rehaussés d’un trait noir[…], comme une manière de réaffirmer le corps féminin, de se le réapproprier. » [5] Faisant référence à ces nus féminins, le journal L’Œuvreparlera « d’une sureté de lignes, d’une fermeté d’exécution bien rares sous le pinceau d’une femme» [6].
Des «formes drues, musclées […] signes de force» (Francis Carco) [7].
Des anatomies toniques, alliant grâce et dynamisme.
Des formes presque viriles. «Beaucoup de journalistes eurent[d’ailleurs]du mal à accepter sa façon de peindre, relevant “ses notations énergiques presque mâles”.» [8] `
Les Joueuses empoignent solidement, résolument, de rustiques raquettes. Très certainement des raquettes de «jeu du volant» (bien que par leur solidité elles rappellent des raquettes de tennis), jeu traditionnel, «jeu d’antan», que pratiquaient alors encore les jeunes enfants, mais aussi les dames en compagnie (voir photographie ci-dessous prise au tournant du XXème siècle).
Un jeu dont on trouve des traces en France, dès le Moyen-Âge [9] , devenu au fil des siècles un «innocent» passe-temps, où des demoiselles échangeaient délicatement un volant, «ce léger accessoire que d’une main agile vous lancez avec la raquette et que vous rattrapez si gracieusement», comme l’écrivait encore en 1910 «Tante Câline» dans l’hebdomadaire Le Jeudi de la Jeunesse [10] .
N'oublions pas que ce jeu fut longtemps présenté comme un passe-temps frivole, un «joli jeu», permettant d’initier des rencontres amoureuses, en partageant émois et sentiments au grès des délicieux échanges. Les parties de volant offraient l’occasion de courtiser et de galantiser les Coquettes, de conquérir leurs cœurs (décrits comme tout aussi virevoltants et volages que «l’emplumé jouet») avant de fleureter sur l’herbette. Les galantes, elles, étaient censées jouer de leurs charmes, de leur prestance et des parcelles de corps dévoilées (le marbré d'un avant-bras, une gorge, une palpitation, l’ébauche d'un galbe) pour affoler et «échauffer» leurs potentiels jeunes Amants [11].
« Amusement du hameau de Chantilly », Caricatures Parisiennes,
Le Goût du Jour n° 2, Vers 1802 - Dim. : 207 x 270 mm
© The British Museum
Le jeu du volant, jeu chaste, jeu de «pucelle» [12] , outre d’être décrit comme un badinage, était aussi présenté comme un jeu de filles bien moins ingénues qu’annoncé, un jeu de coquines. Aux mains de jeunes femmes émoustillantes, croquées en aguicheuses, raquettes et volants devenaient des objets à fantasmes érotiques.
Ainsi de cette série de cartes postales coquines, éditées au tournant du siècle, où, allongée dans l’allée d’un parc une midinette (à la merci d’un satyre bondissant des sous-bois) prends des poses suggestives tout en jonglant nonchalamment avec un volant-pénis...
Rien de tout cela dans la mise en scène de Georgette Agutte, tout au contraire.
Aucune lascivité, aucun érotisme, dans ses nus féminins, dans ses nus plus que nus, mais une vitalité, une puissante allégresse, une assurance, signe d’une réappropriation d’un corps et d’un amusement où les femmes apparaissaient comme des gamines, d’ingénues enfants ou étaient représentées comme des enjôleuses, voire des polissonnes.
Il ressort de «cette guirlande vivante et mouvante de corps souples et gracieux», comme l’écrivait en 1914, Henry Derrieux, dans Le Courrier Européen [13], une rythmique, une ondulation, une élégance.
Ces joueuses nues et en mouvement sont des danseuses.
De sublimes danseuses.
Corps de femmes matures saisis dans leur animale plénitude, dans leur naturelle crudité, sans faux-semblants, sans artifices, sans minauderies. Corps bruts mais pas brutaux. Corps conquérants mais non-violents. Corps robustes, corps sexués, qui affirment tout simplement et dans le plus simple appareil leur vitalité.
Des nudités auxquelles font aujourd’hui écho les corps féminins «totalement à poil et en pleine lumière» récemment spectacularisés par la compagnie Marinette Dozeville, dans Amazones (2021). Chorégraphie à la recherche d’«un corps sans entrave, sans artifice, guidé par la liberté et le plaisir» [14].
Femmes en luttes
Ces Femmes nues jouant au volant (titre retenu pour nommer cette œuvre par le Musée de l’Hôtel-Dieu de Mantes-la-Jolie) font partie d’une «série» de peintures réalisées très certainement en 1910 par Georgette Agutte sur du fibrociment, un support jusqu’alors inédit [15] .
Au dos du tableau est inscrit de la main de l’artiste : «N°2 Joueuses».
Si le N° 1 nous est inconnu, le suivant portant la mention «N°3 Lutteuses» fait également parti du fond du Musée de l’Hôtel-Dieu (qui nous en a aimablement transmis une reproduction, voir ci-dessous).
Ce couple dont la pose adoptée rappelle celle de lutteurs gréco-romains (tels ces représentations antiques où des athlètes totalement nus s’empoignaient) n’est nullement (tout comme les précédentes Joueuses) dans une logique de confrontation, de dispute, mais presque de connivence et de solidarité, de fusion. Ces femmes ne s’affrontent pas. Elles ne luttent pas contre, mais luttent, et presque avancent, ensemble. Elles forment un tandem, expriment une solidarité, une connivence.
Confirmant que ce sont bien des Femmes luttant pour leur reconnaissance, sans honte ni tabous, que Georgette Agutte a mis en scène. Des corps revendiquant leur présence au monde. Non pas montrées «sous l’angle de l’érotisme mais de la liberté» [16] !
Georgette Agutte, peinture sur fibrociment, « N°3 LUTTEUSES », vers 1910
Musée de l’Hôtel-Dieu, n° inv. 11982 – © Ville de Mantes-la-Jolie
Extraits de : « Georgette Agutte (1867-1922) – peintre » « Dans l'œuvre de Georgette Agutte, la femme n'est jamais aussi belle que lorsqu'elle est nue et en mouvement. […] Georgette Agutte nous paraît avoir préféré la grâce originelle du corps de la femme et l'élégance de son mouvement, à la mécanique artificielle de la femme qui pose immobile. L'art de Georgette Agutte est un art primitif. L'essence de la peinture est de l'ordre de la magie. » |
[1] Carine Chichereau, « Georgette Agutte : d’amour et d’art (Peintresses en France, 4) », 5 juillet 2021, Diacritik.
[2] Iidem.
[3] Ibidem.
[4] «Georgette Agutte : une artiste accomplie, trop vite oubliée», Blog Mieux vaut art que jamais.
[5] Johanna dcg, «Georgette Agutte(s)», janvier 2022. Site pastillesmulticolores.wordpress.com.
[6] L’Œuvre, 6 juillet 1918, p. 4.
[7] Dans son travail surLe Nu dans la peinture, Francis Carco écrit : «Tandis que M. Henri Matisse s’affirme un créateur gracieux, tendrement sensuel des beaux corps qu’il pénètre d’une lumière douce, Georgette Agutte, virile, interprète, sous des éclairages sans caresses, des formes drues, musclées. Elle s’est toujours plu à modeler, de préférences aux molles courbes charnelle, les signes de force.» Cité par Carine Chichereau.
[8] Mieux vaut art que jamais, op. cit.
[9] Voir notamment Frédéric Baillette, «Le Volant, une “drôlerie”», février 2023, et «Le Volant, un jeu de “garnements” ?», mai 2023.
[10] La page de Tante Câline, «Boîte à surprises. Un volant», in Le Jeudi de la Jeunesse , n° 327, 28 juillet 1910.
[11] Se reporter à Frédéric Baillette, «Les jeux de l’Amour et du volant», août 2022.
[12] À paraître sur lavieduvolant.org, Frédéric Baillette, «Au XVIIIème, le volant, un jeu de Pucelle».
[13] Henry Derrieux, Le Courrier Européen, 14 mars 1914, p. 146.
[14] Rosita Boisseau, «Dans la danse le nu émancipateur», Lemonde.fr, 18 janvier 2023.
[15] Cf. Association de la Presse Étrangère (APE), «Exposition Georgette Agutte, une artiste d’avant-garde, trop méconnue…», 18 avril 2012.
[16] Ibidem.